Une 14e journée de manifestations contre la réforme des retraites débute après un temps mort de 5 semaines depuis celle du 1er mai. La mobilisation devrait être plus faible que par le passé et les forces de l’ordre sont prêtes à en découdre, nous préviennent les grands médias. Ce qui pourrait exprimer en d’autres termes “votre manifestation est inutile et peut s’avérer dangereuse”.


 

« Tenir, toujours, battre le pavé, encore. Pour dire et redire son opposition à la réforme des retraites, au recul de l’âge de départ de 62 à 64 ans. » En relisant cet article sur le mouvement social paru dans le journal Le Monde, on se demande pourquoi cette présentation porte en elle un sentiment de défaite, voire d’inutilité ? Tout se passe comme si tout était déjà plié mais qu’il fallait quand même être compatissant avec les quelques millions de lecteurs qui se sont donnés la peine de ces marches symboliques au cours de ces six derniers mois.

À la vérité, la réforme des retraites a agit comme un levier de mobilisation exceptionnelle par son ampleur et sa longévité. Dans les cortèges on a pu observer que la plupart des manifestant.e.s souhaitaient surtout exprimer le sentiment de n’être pas bien gouverné.e.s. Il semble néanmoins que cette pathologie démocratique soit un non-sujet. Comment en effet cette dévitalisation de la représentation politique (assemblées parlementaires, médias, syndicats, partis politiques) qui se traduit par une défiance croissante vis-à-vis des élites sociales, intellectuelles et politiques, pourrait-elle se traduire autrement que par l’évitement des groupes d’intérêts concernés ?

À Paris, les syndicats tiendront leur point-presse devant l’Assemblée nationale, marquant symboliquement le lien avec la journée de jeudi au cours de laquelle sera examinée une proposition de loi du groupe Liot visant à abroger la réforme. Un projet dont on explique depuis des semaines qu’il n’a aucune chance d’aboutir. Au 14e rendez-vous des Français.e.s dans la rue contre cette loi imposée par un gouvernement minoritaire à l’Assemblée nationale, les titres du jour consacrés à la manifestation font état de la montée en puissance de l’exécutif tout en validant en creux la régression des libertés publiques.

À l’instar de la dépêche AFP du jour titrée « Réforme des retraites : la 14e journée de mobilisation sera-t-elle la dernière ? », deux thèmes ressortent. La première cible la lassitude ; dès la première phrase de l’article de l’agence de presse tout est dit : « Deux jours après la publication des premiers décrets d’application de la réforme des retraites, et à l’avant-veille d’une tentative mal engagée de porter un coup politique à la réforme à l’Assemblée, les syndicats appellent mardi 6 juin à une 14e journée de mobilisation aux allures de chant du cygne. » La dépêche ne manque pas d’ébrécher au passage l’armature du mouvement social qui repose sur le maintien inédit d’une intersyndicale dont la stratégie de rassemblement a été largement plébiscitée par l’opinion. « Si l’intersyndicale affirme ne pas “tourner la page”, certains semblent avoir acté sa défaite. Bien sûr que le texte s’appliquera le moment venu », a affirmé la semaine dernière le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, qui quittera ses fonctions le 21 juin. »

 

 

Le second thème mis en avant par la presse du jour concerne le traitement préventif des débordements qui pourraient advenir. Au delà de l’annonce habituelle du nombre de policiers et gendarmes déployés (11 000) faite par le ministre de l’Intérieur, la communication ministérielle, relayée sans filtre par les masses médias, met l’accent sur la prédisposition belliqueuse des forces de l’ordre. « Grève du 6 juin : les forces de l’ordre attendent “de pied ferme” les black blocs » titre Le Figaro. « Les casseurs et les black blocs, nous les attendons de pied ferme et nous les disperserons », s’épanche le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez, dans le journal de la famille Dassault.

Un discours viril, provocateur et juvénile tenu à l’encontre des black blocs dont la tranche d’âge oscille entre 15 et 25 ans. On s’accordera sur le fait que les formes d’actions collectives et informelles des black blocs sont parfois violentes et répréhensibles. Leur mode d’action éphémère pose de réels problèmes aux force de l’ordre dont la stratégie visent aujourd’hui à maitriser totalement les manifestants avec la mise en place de nasses. Mais à l’heure où la politique de maintien de l’ordre français, gravée dans le marbre du schéma national de maintien de l’ordre de 2020, suscite de nombreuses interrogations au niveau international, les discours provocateurs du type « Nous vous attentons de pied ferme », où « Qu’ils viennent me chercher » ne doivent pas faire oublier la nature et la responsabilité des acteurs en présence. En l’occurrence celle d’une jeunesse révoltée par les inégalités du système face à un appareil d’État qui possède le monopole de la violence légitime.

« Les casseurs et les black blocs viennent pour semer le chaos, le désordre (…) Ils viennent pour perturber la manifestation », a complété le préfet de Paris Laurent Nuñez. Ce qui laisse songeur quand on se souvient des charges impromptues et non justifiées perpétuées par les forces de l’ordre dans les cortèges de manifestant.e.s pacifiques. Lorsque le gouvernement utilise la stratégie et qu’il déclare « nous sommes attaqués parce qu’ils ne veulent pas de notre politique », il ne désigne pas seulement les black blocs. La distinction générationnelle qu’opère la séparation entre une jeunesse rebelle et les militants vieillissant dont on tolère les marches canalisées participe à d’une division utile au pouvoir.

Pour tenter d’anticiper les déplacements des casseurs, des drones survoleront le cortège parisien. « Ils seront là pour mieux diriger les manœuvres et repérer les groupes à risque », a précisé ce mardi Laurent Nuñez sur franceinfo. Nous voilà rassuré.e.s. Le pays doit « continuer d’avancer », a déclaré pour sa part le président Emmanuel Macron, mais personne n’était là pour lui demander vers où.

Jean-Marie Dinh