Les exhumations se poursuivent dans le ravin de Víznar (Granada) en Espagne où ont été exécutées près de trois-cents personnes, dont le recteur de l’université de Granada, Salvador Vila, le poète Federico García Lorca, l’instituteur Dióscoro Galindo ou encore la couturière Ana Estévez Flórez. Entre les années 2021 et 2022, plus de quarante corps ont été retrouvés, dont ceux de vingt-quatre femmes. Cette année, les fouilles continuent. Reportage sur place l’été dernier.


 

@ Francisco Carrión Jiménez

 

Au milieu des pins dans le ravin de Víznar (Granada) se dressent trois tentes blanches, deux jeunes, Laura1 et Pablo s’affairent, accroupis, dans la terre creusée à taille humaine. La vue est bouleversante, voire insoutenable, pour celle qui tient la plume.

Deux squelettes sont couchés côte à côte, dans le crâne apparaît nettement un trou du côté gauche. Deux semelles sont visibles. Dans cette fosse, les archéologues ont retrouvé les corps de douze femmes exécutées par les fascistes avec des petites chaussures à talon, des dés, des bagues, des boucles d’oreille, des barrettes, des bracelets, les restes d’un corset. C’est une première, jusqu’à présent seuls des hommes avaient été retrouvés. Elles étaient couturières ou domestiques, épouses, mères, tantes, sœurs ou cousines exécutées d’une balle dans la tête par ceux qui avaient décidé de mettre un terme à l’expérience démocratique de la jeune république espagnole. Les deux archéologues y vont avec moult précautions, à l’aide de pinceaux et de mini-aspirateurs pour nettoyer les ossements2.

L’année précédente, en 2021, le terrain était vierge parce que les fosses avaient été recouvertes une fois les exhumations faites. En 2021 et 2022, quarante-neuf corps ont été découverts, dont ceux de vingt-quatre femmes. L’année dernière, six mois au total ont été nécessaires à l’équipe archéologique pour exhumer les restes humains. Et six semaines de travail ont abouti à l’exhumation des douze restes féminins. Les déterrements se poursuivent, en 2023, dans six à sept fosses avec la récupération, jusqu’ici, de 26 ossements.

 

Les squelettes racontent l’histoire des personnes qu’elles ont été

Le professeur de préhistoire et d’archéologie à l’université de Granada, Francisco Carrión Méndez, dirige les travaux. Il explique que ces personnes ont été exécutées d’une balle dans la tête et même torturées avant leur exécution d’où des crânes, radius, cubitus ou côtes abîmés. L’universitaire avance un chiffre : 10 % de ces personnes ont été fusillées, la majorité a reçu une balle dans la tête au pied de la fosse.

Une cartouche de munitions qui a servi aux exécutions. @Francisco Carrión Jiménez

Parmi les objets personnels de certaines fosses, l’on trouve aussi des boutons, des crochets, un porte-monnaie, un peigne, une montre de poche et des semelles de couleur rouge. Ces chaussures pourpre pourraient avoir appartenu aux ouvriers de l’usine de poudre et d’explosifs de El Fargue, un village à quelques kilomètres de là. Quand on demande a Francisco Carrión ce qu’il ressent en découvrant ce paysage de l’horreur, sa réponse est double : «  En tant que professionnel, je ne peux pas me permettre que me submergent des émotions trop fortes parce qu’il me faut travailler. Je suis touché, bien sûr, je suis un être humain. Mon visage est pratiquement collé au visage et au corps de cette personne, c’est comme si elle était en train de me raconter son histoire. » Une première excavation et exhumation ont marqué à jamais l’archéologue, celle de Melegís dans la vallée de Lecrín (Granada), en 2008. « Ce n’est pas la même chose de creuser des fosses archéologiques d’il y a 5 000 ans que de te retrouver nez à nez avec ces 18 carabiniers républicains dont les mandibules avaient conservé une expression. Chacun avait une histoire à confier. »

Depuis la découverte de la fosse de Melegís, Francisco a abandonné son travail préhistorique pour se consacrer pleinement à la recherche des victimes de la répression franquiste afin de rendre aux familles leurs chèr.e.s disparu.e.s.

 

Le forgeron avait la colonne vertébrale, l’épaule et le coude usés

À un kilomètre à vol d’oiseau, l’ancien moulin de Víznar, cédé par la mairie, sert de laboratoire pour analyser les ossements. Apportés séparément dans des caisses, ils sont, dans un premier temps, lavés puis séchés pendant deux jours pour être ensuite conservés dans des casiers. L’étape suivante consiste reconstituer les squelettes anatomiquement, on les photographie pour faire l’étude anthropologique : identification de l’individu, estimation de l’âge, du sexe, des pathologies, des traumatismes, des causes de la mort.

 

L’exhumation est un travail minutieux et de grande précision. @ Francisco Carrión Jiménez

 

 

Éric, jeune archéologue, raconte comment l’équipe arrive à déterminer la profession d’une personne de son vivant. « Il y a un an, nous avions une usure du côté gauche de la colonne vertébrale, de l’épaule et du coude » et de mimer le geste physiquement dur et immuable du forgeron cognant sur l’enclume. Sur une table, un squelette reconstitué attend d’être examiné. « La ceinture de la femme est faite pour accoucher, elle est plus large que celle de l’homme. Avec le pubis et la structure du crâne, nous voyons à peu près l’âge. L’examen de la clavicule, du sacrum et du crâne nous aide à connaître l’âge de manière plus exacte ». Les traces de violence et de traumatismes sont aussi étudiées pour savoir comment ces personnes ont été assassinées. « Le trou du côté gauche du crâne par un projectile n’explique pas l’état du crâne brisé qui a pu l’être par le coup de crosse de l’arme avant l’exécution. » Aila, sa camarade, mesure les os avec un mètre et un tableau métrique afin d’estimer la taille de l’individu.

 

@ Francisco Carrión Jiménez

 

87 ans après, l’identification est une rude tâche

Près de 300 personnes ont été exécutées dans le ravin de Víznar, plus de soixante familles réclament qu’on leur rende leurs proches pour les enterrer dignement. Ceux et celles qui n’auront pas pu être identifié.e.s reposeront ensemble dans un mémorial érigé dans le cimetière de Víznar. L’historien Rafael Gil Bracero se souvient que, dans les années 90, ses collègues le traitaient de fou parce qu’il écrivait sur le thème de la guerre d’Espagne ; aujourd’hui il est heureux d’affirmer : « un territoire enfin libéré de l’horreur et de la terreur fasciste ». Les négationnistes ne pourront plus dire que ça n’a pas eu lieu. Les militant.e.s de l’Association de Granada pour la récupération de la mémoire historique, présidé par Rafael, s’occupent de recueillir les ADN des familiers pour les apporter au laboratoire génétique de l’université de Granada que dirige José Antonio Lorente.

Plus de 80 ans après les faits — 87 ans depuis le coup d’État — la tâche est rude car les disparitions forcées se comptent par milliers, des corps sont restés dans la terre sans aucune protection. Francisco Carrión déplore « des identifications rendues difficiles voire impossibles parce que la première génération n’est plus là, les ADN des deuxième et troisième générations rendent les techniques d’identification moins précises ». Seules quatre communautés autonomes en Espagne disposent d’une banque ADN de victimes de la répression franquiste pendant la guerre et sous la dictature : l’Andalousie, la Catalogne, le Pays-Basque et la Navarre.

Dès les années 70 et 80, au moment de la mal nommée transition démocratique de 1978, des familles ont procédé à des exhumations sans aide technique. C’est seulement en 2000, à Priaranza del Bierzo (León), qu’a eu lieu la toute première exhumation d’une fosse avec des moyens techniques où treize hommes y avaient été exécutés, dont le grand-père d’Emilio Silva. Le journaliste crée, alors, l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH) qui ensuite fera tache d’huile dans la péninsule ibérique.

 

@ Francisco Carrión Jiménez

 

Le trauma transgénérationnel hérité à cause de la peur

Accompagnée de ses parents, Andrea, 36 ans, raconte sa prise de conscience lors d’un voyage au Cambodge. « C’est ce qui s’est passé dans mon pays. Mes deux arrières grand-pères étaient carabiniers et sont restés fidèles à la République. L’un a été fusillé contre le mur de sa caserne a San Roque (Cádiz). L’autre a fui et a combattu dans la Sierra Nevada (Granada). Il a été arrêté et fusillé à Motril le 8 juin 1937. J’ai commencé à chercher, car je n’avais aucune idée où ils étaient enterrés : le premier dans une fosse de San Roque, le second dans une fosse du cimetière de Granada. » La jeune femme a pu obtenir ces informations grâce aux associations mémorialistes dont elle est adhérente. Silvia Gónzalez Alcalde, documentaliste à l’AGRMH (Association de Grenade pour la récupération de la mémoire historique) et petite-fille de disparu, évoque le silence et « le trauma transgénérationnel hérité de nos familles par peur, par honte, elles ont passé des moments tellement durs. On a besoin de récupérer notre identité, de savoir qui étaient nos grands-parents, ce qu’ils pensaient. Les plaies se referment avec la récupération de notre histoire ». Francisco de Asís Carrión Jiménez, sociologue du projet « Le ravin de Víznar », s’intéresse à la traduction émotionnelle intergénérationnelle de ce qu’il s’est passé. « La première génération vit ce drame dans la douleur, la seconde génération a vécu la souffrance des parents et a peur pour elle-même et ses proches, la troisième connaît la frustration de voir les parents décédés sans avoir pu retrouver leurs parents, c’est donc un devoir pour elle de les chercher, la quatrième est animée par la curiosité et le désir de savoir ce qui est arrivé à sa famille. »

 

« À Granada, 70 % de l’éducation est aux mains de l’Église »

La connaissance est primordiale dans un pays où l’enseignement des charniers n’est pas au programme des manuels scolaires. Accompagnés par leur professeur d’histoire, des collégiens et des lycéens ainsi que des étudiants sont venus voir sur place. « La plupart ne savent rien de ces événements », résume Francisco Carrión. Rien de bien étonnant si l’on en croit Juan Francisco Arenas de Soria, professeur d’histoire à Granada : « 70 % de l’éducation est aux mains de l’Église à Granada. »3. Pour rappel, le coup d’État du 18 juillet 1936 a été organisé par les militaires colonialistes africanistes, dont Franco faisait partie, avec l’aide de la bourgeoisie et de l’Église.

La loi d’amnistie du 14 octobre 19774 ou d’amnésie, selon les partisan.e.s de la République espagnole, a mis une chape de plomb sur les vaincu.e.s de la guerre d’Espagne. Elle assure l’impunité des crimes du franquisme. Cependant, ces derniers sont considérés comme des crimes contre l’humanité par le droit international et sont donc imprescriptibles. Seules les formations politiques participant au précédent gouvernement, Unidas Podemos5, sont à l’unisson pour qu’on juge les crimes commis pendant la guerre et la dictature franquiste. PP (droite), Vox (extrême droite) et PSOE (Parti socialiste) s’y opposent.

L’avenir est des plus sombres dans un pays où les institutions incarnent la continuité du fascisme.

 

Une vie brisée, le silence enfin levé. @ Francisco Carrión Jiménez

Reportage réalisé par Piedad Belmonte


Crédit photos : Francisco Carrión Jiménez


Lire aussi : Fosses ouvertes : à Víznar, on « répare » les morts du franquisme.

Notes:

  1. Laura a plusieurs fouilles à son actif. Elle a commencé en Estrémadure, d’où elle est originaire, au cimetière de Badajoz. L’archéologue raconte que le maire (PP) de cette ville disait, au moment des fouilles, qu’il fallait tout cacher pour ne pas heurter la sensibilité du public.
  2. Une subvention de 150 000 euros a été reconduite cette année par le gouvernement à travers le secrétariat d’État à la mémoire démocratique, 800 000 euros avaient été octroyés pour toute l’Andalousie. Francisco Carrión Méndez rappelait que les fouilles avaient débuté avec à peine 45 000 euros.
  3. Le système éducatif espagnol se compose d’un secteur public et d’un secteur privé. Bien que privées, les écoles concertées reçoivent des financements publics de la part de l’État. La proportion de fonds publics affectés aux écoles concertées tend à croître au détriment des établissements publics. Les communautés autonomes participent à la gestion et à l’attribution de moyens financiers aux écoles. Par exemple, à Madrid, gouvernée par le Parti populaire (droite), plus de la moitié de l’enseignement est entre les mains du privé.
  4. Elle a certes permis la libération des prisonniers politiques mais a enterré toute idée et action en justice pour les Républicain.e.s assassiné.e.s et enseveli.e.s dans les fosses communes.
  5. Podemos, la Gauche unie (IU).
Avatar photo
Passée par L'Huma, et à la Marseillaise, j'ai appris le métier de journaliste dans la pratique du terrain, au contact des gens et des “anciens” journalistes. Issue d'une famille immigrée et ouvrière, habitante d'un quartier populaire de Toulouse, j'ai su dès 18 ans que je voulais donner la parole aux sans, écrire sur la réalité de nos vies, sur la réalité du monde, les injustices et les solidarités. Le Parler juste, le Dire honnête sont mon chemin