Comment la France s’est de nouveau retrouvée avec un second tour Macron-Le Pen
Est-ce l’heure du retour de bâton pour Emmanuel Macron ? Pendant son mandat, le président a droitisé sa politique et contribué à la normalisation des idées défendues par Marine Le Pen, tout en abandonnant la gauche, une gauche dont il aurait bien besoin aujourd’hui.
Dans les dernières heures de la campagne, Emmanuel Macron s’est vu accusé de plagiat : il aurait volé la “planification écologique” des Insoumis, accusent les partisans de Jean-Luc Mélenchon, il aurait copié la devise historique de la “France unie”, dénoncent les socialistes, et Macron le libéral s’est même permis de prendre au chef de file ouvrier Philippe Poutou le slogan anticapitaliste “nos vies valent plus que leurs profits”. Une récupération qui témoigne de la fébrilité de Macron à quelques jours du premier tour de la présidentielle, le 10 avril : après un mandat marqué par une politique de droite, le voilà désormais contraint de convaincre les électeurs et électrices de gauche s’il veut s’imposer face à Marine Le Pen.
Voilà quinze jours encore, on avait l’impression que personne ne pourrait détrôner Macron. Depuis la guerre en Ukraine et les heures passées au téléphone avec Vladimir Poutine, le président de 44 ans avait parfois jusqu’à 15 points d’opinions favorables de plus que sa concurrente directe, Marine Le Pen, 53 ans, et son Rassemblement national (RN). Seulement, voilà, dans les enquêtes d’opinion sur le duel décisif du 24 avril, seuls deux ou trois points séparent désormais la chef de file du RN de la victoire.
C’est lorsque Macron a présenté son programme et qu’il est entré en campagne que sa cote de popularité a commencé à fléchir. “On a du mal à distinguer une stratégie dans sa campagne”, argumente l’historien Raphaël Llorca, auteur de La Marque Macron [Éditions de l’aube, 2021]. Jusqu’à présent, le fait de piocher des idées à droite et à gauche avait plutôt bien réussi à ce néophyte en politique – sauf qu’aujourd’hui Macron se retrouve à devoir défendre son propre bilan. “Qu’il copie des idées de la gauche, c’était cousu de fil blanc”, poursuit Raphaël Llorca. Cinq années durant, après tout, Macron a mené une politique de droite.
Un bilan qui penche à droite
Une de ses premières mesures, une fois arrivé aux responsabilités, a été de supprimer l’impôt sur la fortune. Il a ensuite revu à la baisse les indemnités de licenciement et lâché la bride de la répression policière face aux “gilets jaunes”, au point que plusieurs dizaines de personnes ont perdu une main ou un œil après des tirs de balles de défense. Sous son mandat, les dividendes des actionnaires ont grimpé en flèche, et les classes les plus défavorisées ont vu s’amoindrir leur pouvoir d’achat. Amnesty International a dénoncé des atteintes à la liberté d’expression et l’obligation d’une quarantaine discriminante pour les réfugiés. Le programme actuel de Macron rejoint, sur certains volets clés, celui des Républicains, ajoute l’historien, comme le report de l’âge de départ à la retraite à 65 ans ou encore le projet d’obliger les personnes sans emploi à effectuer entre 15 et 20 heures de travail hebdomadaire s’ils veulent continuer à toucher le chômage.
Le soir même de sa victoire en mai 2017, Macron avait promis sur l’esplanade du Louvre : “Je ferai tout, durant les cinq années qui viennent, pour que [les Français] n’aient plus aucune raison de voter pour les extrêmes.” Une promesse qu’il n’a pas su tenir : jamais l’extrême droite n’a été plus vigoureuse en France qu’aujourd’hui, jusqu’à trouver en Éric Zemmour un candidat supplémentaire, qui plus est populaire, à côté duquel même Marine Le Pen semble inoffensive.
Macron a cependant contribué à l’ascension de cette dernière. Il a maintes fois usé de vocables et proposé des lois qui relevaient naguère de son répertoire, agitant, par exemple, la peur d’une “immigration clandestine de masse”. De son côté, Marine Le Pen se montre proche du peuple, qu’elle donne à manger à ses chats ou qu’elle élève seule ses trois enfants. Son programme n’impressionne pas, son entourage n’est pas connu et n’inspire pas nécessairement confiance, mais elle peut miser sur l’impopularité de Macron. En ce moment, on peut lire sur ses affiches le slogan “Sans lui. Avec Marine”. On y voit un Macron en noir et blanc et une Marine Le Pen rayonnante, en couleur.
Le Pen, Darmanin et la “mollesse” sur l’islam
“Macron espérait clairement se retrouver face à Le Pen – il estime depuis longtemps que c’est le duel qui lui serait le plus favorable”, analyse Kaoutar Harchi, sociologue et écrivaine parisienne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a dénigré certaines convictions de gauche, comme la solidarité à l’égard des réfugiés, et adoubé l’idéologie d’extrême droite, en réclamant, par exemple, un durcissement du contrôle de l’État sur les mosquées et la dissolution de certaines associations. “En stigmatisant la minorité musulmane, jugée dangereuse, Macron a normalisé Marine Le Pen”, poursuit Kaoutar Harchi. Sa ministre de l’Enseignement supérieur a, par exemple, dénoncé les ravages de l’“islamo-gauchisme” dans les universités, une affirmation dont on attend toujours qu’elle soit étayée.
Ce type de déclarations a permis d’ouvrir la voie à des textes comme la loi dite “pour une sécurité globale” qui restreint la liberté de la presse – en autorisant, par exemple, la police à entraver le travail des journalistes pendant les manifestations ou en autorisant l’État à poursuivre en justice les journalistes d’investigation dans le cas où ceux-ci refuseraient de révéler leurs sources.
L’exécutif a souvent dédramatisé la menace que pouvait représenter Marine Le Pen. Dans un duel télévisé entre celle-ci et le ministre de l’Intérieur de Macron, Gérald Darmanin, elle a estimé que “l’islam [était] une religion comme une autre”. Darmanin a aussitôt reproché à une Marine Le Pen médusée d’être “bien trop molle sur l’islam”. Le ministre de l’Intérieur a par ailleurs qualifié d’“ensauvagées” des banlieues caractérisées par la pauvreté et une forte population immigrée. À maintes reprises, Le Pen et Macron ont eu recours au même vocabulaire. Lorsque les talibans ont conquis l’Afghanistan en août 2021, la première réaction de Macron a ainsi été d’évoquer la menace de “flux migratoires irréguliers importants vers l’Europe”.
Cette semaine encore, Macron a répété que son objectif était de maintenir l’immigration à un niveau minimal. Il revendique le fait d’avoir déjà “réduit sérieusement” l’afflux de réfugiés en France et “relevé les frontières” mais confesse que les résultats restent “insuffisants”.
Bien peu pour la gauche
Le président en exercice se heurte ici à un dilemme. Car Macron est désormais tributaire des voix de la gauche. En 2017 déjà, c’est grâce à elles qu’il avait pu accéder aux responsabilités : la plupart des gens de gauche avaient voté pour lui pour faire barrage à Marine Le Pen – et non, comme le confirment les études, parce qu’ils approuvaient son programme. Or, sur le fond, il n’a rien eu à proposer à ces électeurs et électrices pendant cinq ans. Pendant son mandat, il a rejeté les principales propositions de la Convention citoyenne pour le climat, notamment la hausse des taxes sur les produits importés néfastes pour l’environnement ou la baisse du prix des billets de train. D’après un rapport du Haut Conseil pour le climat, la France reste très en deçà de ses objectifs de réduction des gaz à effet de serre.
Il fut un temps où Macron avait également fait de l’égalité homme-femme une des priorités de son mandat – jusqu’à ce qu’il apparaisse sur des dizaines de photos entouré de conseillers exclusivement masculins. Dans sa campagne non plus, les femmes n’ont aucune place. Ce sont essentiellement le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, le président de La République en marche, Christophe Castaner, et le Premier ministre, Jean Castex, qui occupent le devant de la scène.
Le gouvernement a systématiquement fait la sourde oreille face à l’opposition, dont aucune des propositions ou presque n’a été reprise. Pendant la crise sanitaire, Macron a décrété seul, depuis un bunker souterrain, la mise en place de trois confinements, de couvre-feux de plusieurs mois et de restrictions de déplacement pour 60 millions de ses compatriotes. Il a pris seul ces décisions pourtant très lourdes de conséquences – sans débats au Parlement et sans réponses aux questions des journalistes. Aujourd’hui, c’est aussi à lui seul que s’adresse la grogne de l’opinion.
Article paru le 10 avril 2022 dans l’hebdomadaire libéral Die Zeit publié par Le Courrier International