En juin 2021, le Conseil d’État censure plusieurs dispositions du schéma national du maintien de l’ordre jugées illégales ou anticonstitutionnelles. L’Intérieur “revoit” sa copie : la place de la presse est redéfinie dans les manifestations, mais la technique de la nasse est maintenue ainsi que l’usage des armes de forces intermédiaires, comme le lanceur de balles de défense (LBD).


 

Depuis quelques années, la doctrine française de maintien de l’ordre est fortement critiquée. De nombreux rapports soulignent un dysfonctionnement important sur le terrain et insistent sur l’urgence de procéder à la révision d’une approche violente qui pousse à l’escalade, fait de nombreuses victimes et entrave la liberté de la presse, brutalement prise à partie lors des manifestations. Des collectifs de citoyens, associations des droits de l’Homme et syndicats de journalistes se portent devant le Conseil d’État pour faire interdire certains points du nouveau schéma de maintien de l’ordre (SNMO). En juin 2021, la Haute juridiction annule partiellement le SNMO pour excès de pouvoir. Elle exige une réécriture de la doctrine avec une meilleure garantie des libertés fondamentales, notamment celle de manifester et d’informer.

Jeudi dernier, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, en publie, non pas une nouvelle version, mais « une nouvelle mouture », comme l’indique le communiqué de presse. La place des journalistes dans les manifestations est redéfinie, mais pas de remise en question de la méthode dite « au contact », ni de la technique d’encerclement des manifestants, ni de l’usage des armes de défense intermédiaires (LBD 40 et grenades de désencerclement1 GM2L).

 

SNMO : l’escalade

 

À la fin des années 60, les contestations étudiantes et ouvrières dans l’ensemble des démocraties occidentales mènent à l’élaboration d’une approche commune en matière de maintien de l’ordre. En mai 1968, le préfet de Police de Paris, Maurice Grimaud, reconnaît l’inscription des forces de l’ordre dans une culture de la violence. Pour tenter d’y remédier, il prône l’utilisation d’unités professionnelles, un emploi proportionnel de la force, la mise à distance et l’évitement de la confrontation.

À partir de 1970 les manifestations reprennent, la technique de la gestion à distance est abandonnée pour une approche mobile et au contact. Les pelotons de voltigeurs motorisés (policiers à deux sur une moto tout-terrain. L’un conduit, l’autre est armé d’une matraque.) sont créés. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, en marge d’une manifestation étudiante contre la loi Devaquet, Malik Oussekine, 22 ans, tombe, frappé à mort sous les coups des voltigeurs. L’unité est dissoute et la doctrine de la mise à distance est réinstaurée.

Suite aux violences urbaines de 2005, de nouvelles techniques et armes de défense sont utilisées (flashballs, lanceurs de balles…), elles équiperont les unités intervenant dans les quartiers dits difficiles et seront intégrées au maintien de l’ordre dans les manifestations. Avec les rassemblements contre la loi Travail, émaillés d’affrontements avec les forces de l’ordre, l’année 2016 marque un nouveau tournant dans le schéma du maintien de l’ordre. Les détachements d’actions rapides (DAR) composés de la brigade anti-criminalité (BAC) et des brigades d’intervention rapide de la préfecture, sans réelle formation de gestion de la foule, sont créés pour les interpellations. La technique de la nasse, procédé d’encerclement des manifestants qui ne laisse aucune issue, est introduite. Les brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M), souvent comparées aux pelotons de voltigeurs, apparaissent en mars 2019.

En 2018-2019, le climat social est toujours très tendu. Réformes, baisse du pouvoir d’achat, chômage, dégradation du service public, la colère gronde, le gouvernement ne cède rien et la mobilisation s’inscrit dans le temps. Les manifestations se multiplient sur le territoire (manifestations syndicales, Gilets jaunes, ZAD, Notre-Dame des Landes…) et donnent lieu à des affrontements avec les forces de l’ordre qui font de nombreuses victimes (tirs de LBD, grenades GLI-F42 à charge explosive, de désencerclement (GMD), matraquages…). Les journalistes sont également violemment pris à partie. Dans la majorité des manifestations de revendications, les observateurs indépendants dénoncent la mise en place de nasses3 et l’utilisation de grenades lacrymogènes aux effets particulièrement violents sans qu’il n’y ait eu de heurts. Les protestataires redoutent désormais de se rendre dans les rassemblements.

 

Des « mésusages et des abus »

 

Dans ce contexte, les Nations Unies, le Défenseur des droits4 et le Conseil de l’Europe s’inquiètent alors de l’usage excessif de la force en France et des restrictions que cela entraîne sur le droit des personnes de manifester pacifiquement, comme l’explique un article d’Amnesty International.

Plusieurs rapports révèlent la difficulté de gestion d’une partie des forces de l’ordre qui, sur le terrain, échappent parfois à tout contrôle.

Le déontologue du ministère de l’Intérieur, dans son avis annuel, souligne en 2019 : « Depuis plus d’un an, le contexte particulier de la question sociale interroge sur l’usage de la force par les policiers et les gendarmes […]. Se pose la question du mésusage ou des abus qui peuvent être faits. […] Le manifestant n’est pas un ennemi, il reste une personne qu’il convient de ramener dans le cadre de la loi et d’interpeller s’il commet des délits, mais il ne s’agit ni de le chasser ni de le réduire. »

En 2020, le rapport de l’ACAT (ONG chrétienne contre la torture et la peine de mort), après avoir noté en préambule les nouvelles formes de mobilisation en France (manifestations spontanées, micro-mobilisation, interpellations directes des politiques, durcissement des actions), signale : « Le recours important à des forces non spécialisées et à des armes de force intermédiaires, le nombre élevé de blessés ou encore la hausse et la cristallisation des tensions entre manifestants et forces de l’ordre témoignent d’un maintien de l’ordre qui dysfonctionne et échoue parfois à remplir sa mission première : garantir un exercice optimal des libertés publiques. » L’ONG dénonce la pratique de la nasse et réclame non seulement l’interdiction des LBD40 et des GMD, mais aussi de “limiter” l’usage des grenades lacrymogènes. L’ACAT « s’inquiète du déni des autorités face à cette situation préoccupante et regrette une considération insuffisante à l’égard des personnes blessées » en recommandant des enquêtes indépendantes.

Le Défenseur des droits, Jacques Toubon insiste également, avant son départ en juillet 2020, sur « l’urgence de faire évoluer le maintien de l’ordre en France » en interdisant l’usage des LBD et le port des cagoules chez les policiers.

 

Une « révision » qui ne convainc pas

 

Le ministère de l’Intérieur publie en septembre 2020, la nouvelle version nationale du maintien de l’ordre (SNMO).

Les dispositions qu’elle contient renforcent l’encadrement des tirs de LBD (les tireurs doivent être encadrés d’un superviseur chargé « d’évaluer la situation d’ensemble et les mouvements des manifestants »). Les grenades de désencerclement sont remplacées par un modèle jugé moins dangereux à éclats non létaux (GENL). La grenade assourdissante GLI-F4 est abandonnée au profit de la grenade G2ML « qui ne contient pas d’explosif ». Et l’Intérieur de rappeler aux forces de l’ordre l’obligation de porter leur numéro d’identification (RIO).

Mais, en pleine crise sanitaire, la situation ne s’améliore pas, de nombreux citoyens protestent contre les violences policières et la loi Sécurité globale. Les rassemblements se multiplient au niveau national, certains sont interdits et sévèrement réprimés. Pour les défenseurs des droits de l’Homme, c’est toute l’approche du maintien de l’ordre qui est à revoir, car elle n’est que répressive.

Des collectifs de citoyens, syndicats de journalistes, de la magistrature, associations et ONG saisissent alors le Conseil d’État pour demander l’annulation de plusieurs points du SNMO. La démarche vise à faire interdire notamment la technique de la nasse, l’obligation pour les journalistes de disposer d’une accréditation du ministère de l’Intérieur pour couvrir les événements et de quitter les lieux à la dispersion. Cette dernière disposition est perçue par les syndicats de journalistes et certaines rédactions comme une atteinte à la liberté d’informer pour empêcher de témoigner des faits. Est également contesté le port d’équipements de protection pour la presse, laissé à l’appréciation des forces de l’ordre.

Quelques mois plus tard, la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre présidée par Jean-Marie Delarue (ex-président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme et ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté) remet son rapport en avril 2021 au Premier ministre. Le document précise que les relations se sont dégradées et préconise 32 mesures pour les améliorer.

 

 

On n’est pas là pour se faire matraquer ! Photo S. Verlei

 

 

Le Conseil d’État rappelle le gouvernement à l’ordre

 

En juin 2021, le Conseil d’État prononce l’illégalité partielle des dispositions du SNMO. Le gouvernement est sérieusement rappelé à l’ordre : Le ministre de l’Intérieur ne dispose pas « en qualité de chef de service, d’une compétence pour édicter de telles règles à l’égard des journalistes, non plus d’ailleurs qu’à l’égard de toute personne participant ou assistant à une manifestation… ». La Haute juridiction réaffirme que la liberté d’informer le public contribue à garantir une société démocratique, et que « les autorités et agents de la force publique pourront être appelés à répondre de leur comportement à l’égard des manifestants et du public en général et des méthodes employées pour maintenir l’ordre public ou disperser les manifestants ».

Le juge administratif estime que la technique de la nasse, certes entachée d’illégalité car susceptible d’entraver la liberté de manifester et de circuler, peut « s’avérer nécessaire dans certaines circonstances pour répondre à des troubles caractérisés à l’ordre public ». La technique n’est pas vraiment interdite. La définition du cadre et la mise en application de cette dernière dépendent des autorités de sécurité : pour la Ligue des droits de l’Homme, seul le législateur pourra trancher sur la proportionnalité de la mesure de rétention de la foule et la légalité du cadre.

L’association reconnaît néanmoins, que « la proclamation de la liberté de la presse, la reconnaissance des missions des observateurs indépendants, l’affirmation d’un devoir de rendre des comptes sur les conditions dans lesquelles exercent les forces de l’ordre peuvent intervenir, et l’annulation des dispositions relatives à la nasse contribue à faire progresser les débats… ».

Ainsi, le ministère de l’Intérieur est contraint de mettre le SNMO en conformité avec la décision du Conseil d’État. Emmanuel Macron annonce, en septembre 2021 lors du Beauvau de la sécurité, une nouvelle version nationale du maintien de l’ordre centrée sur les conclusions du rapport Delarue. Le Président évoque par ailleurs la création d’un centre de formation au maintien de l’ordre pour les policiers.

 

« Une approche essentiellement punitive »

 

Claire Hédon, Défenseure des droits, publie le 29 novembre dernier une étude menée par des chercheurs et des entretiens avec des policiers et des gendarmes. La situation du modèle français est analysée depuis 2018.

Le document insiste en particulier sur le manque de formation des équipes de sécurité : « une inéquation se traduisant par la mise en danger des manifestants », mais aussi parfois des forces de l’ordre. Les chercheurs se font l’écho de ces derniers, confrontées au stress et aux difficultés décisionnelles dues aux implications politiques.

Le rapport rappelle également que le droit de manifester et de se réunir doit être préservé y compris dans le contexte de l’État d’urgence, les interdictions administratives et la prévention des désordres par les arrestations préventives représentant des atteintes graves à ces libertés.

L’étude résume que les forces de l’ordre sont en France « marquées par un prisme confrontationnel », « une dangereuse tentation du face à face », la loi étant appliquée dans une « approche principalement punitive ». Claire Hédon in fine exprime la nécessité de « recentrer le maintien de l’ordre sur sa mission de prévention et d’accompagnement des manifestations », et met en avant le modèle belge.

 

La place des journalistes redéfinie

 

Le 6 décembre, Roselyne Bachelot, ministre de la Culture et Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, affirment dans un communiqué « l’importance du rôle des journalistes » et « la nécessité de protéger le droit à l’information, pilier de notre démocratie, au même titre que le respect de l’ordre public ». Désormais, les journalistes n’auront plus à quitter les lieux après la dispersion des manifestations déclarées ou interdites, avec une restriction : ils devront se placer de telle sorte qu’ils ne fassent pas obstacle aux forces de l’ordre. Ils devront être identifiables, soit en présentant une carte de presse ou « une attestation d’identification normalisée, fournie par l’employeur ou le commanditaire », pourront porter des équipements et circuler librement au sein des dispositifs de sécurité. Un référent formé sera spécifiquement disponible et désigné au sein des forces de l’ordre et un canal d’échange sera mis en place sous forme d’une « boucle » de communication.

Si le rôle des journalistes est aujourd’hui réaffirmé, qu’en est-il de celui des observateurs indépendants ? « À quelques mois de la présidentielle, nous ne sommes pas dupes de cet intérêt soudain pour les conditions de travail des journalistes », souligne le Syndicat national des journalistes (SNJ).

Pour le Syndicat national des journalistes-CGT (SNJ-CGT), il s’agit d’une victoire : « C’est dans la rue et lors des actions devant le Conseil d’État que nous avons établi un rapport de force permettant d’aboutir à la réécriture du SNMO, à l’issue d’une longue concertation pilotée par le ministère de la Culture ». Mais pour la CGT également, « c‘est bien l’ensemble de la stratégie du maintien de l’ordre qui doit être revue, car elle contrevient à des libertés fondamentales, dont celle de manifester ». La CFDT-journalistes, quant à elle, se félicite du dialogue enfin renoué, après quelques épisodes estimés « difficiles »…

 

Dernières sommations

 

Les défilés de revendications sont pour la plupart largement encadrés par les CRS et les gendarmes mobiles qui mènent le cortège. Ils se trouvent de fait au contact direct des manifestants, ce qui fait indéniablement monter la pression. La technique de l’encerclement est régulièrement utilisée et les journalistes sont encore entravés dans leur travail, comme lors du meeting d’Éric Zemmour, le 5 décembre dernier, précise le SNJ qui s’interroge sur les garanties d’application des nouvelles dispositions sur le terrain : « La liberté de travailler de la presse semble préservée, mais la confiance n’est pas rétablie alors que certains représentants des forces de l’ordre sont en roue libre ».

Le ministre de l’Intérieur affirme que la doctrine sera « plus protectrice pour les manifestants et plus ferme avec les auteurs de violence ». Pour Anne-Sophie Simpere, chargé du plaidoyer Libertés à Amnesty International France, « ce SNMO confirme l’usage d’armes susceptibles de mutiler ». En effet, l’utilisation des armes intermédiaires est maintenue, mais aussi, la technique de la nasse (ou de la souricière), « afin d’éviter des recours à des techniques de maintien de l’ordre pouvant présenter des risques supérieurs d’atteinte aux personnes », comme l’affirme le texte.

Le Conseil d’État avait souligné l’illégalité de cette méthode en l’absence de conditions spécifiques. L’Intérieur estime les avoir suffisamment définies pour pouvoir légalement continuer à appliquer l’encerclement et la rétention des personnes contre leur gré en des enclos créés par les forces de l’ordre. Le texte ajoute que le nassage sera mis en place « pour une durée strictement nécessaire et proportionnée » et qu’il « doit, dès que les circonstances le permettent, systématiquement, ménager un point de sortie contrôlé », la possibilité de quitter la zone d’encerclement « devant constamment être réévaluée avec discernement ». Trois sommations « modernisées » seront clairement exprimées pour signifier la dispersion, souligne Gérald Darmanin. « Il est important que les manifestants qui ne cherchent pas l’affrontement perçoivent cette transition » : « nous allons faire usage de la force, quittez immédiatement les lieux ! ». L’argumentation est loin de convaincre ou de rassurer les observateurs : « pour la presse, il y a des avancées et c’est important, mais le schéma reste le même, répressif. C’est sur le terrain que les actes seront jugés ».

Le gouvernement réaffirme clairement sa volonté de continuer à appliquer une doctrine « au contact » qui mène à l’escalade de la violence et reste axée « sur la répression plutôt que sur la protection et la sécurité de tous ».

Sasha Verlei

 

Un homme lit au pieds des policiers durant une manifestation. Photo DR Zakaria Abdelkafi : AFP

Notes:

  1. Une grenade de désencerclement est une grenade à main utilisée par les forces de l’ordre pour repousser les manifestants. Ces grenades sont basées sur le fonctionnement des grenades à fragmentation. Cependant, au lieu de contenir une coque de métal destinée à exploser en shrapnel (petits fragments projetés), elles sont formées de trois rangées de six plots de caoutchouc dur, en plus du bouchon allumeur qui est lui aussi gainé de caoutchouc. À l’explosion, elles projettent leur plots de caoutchouc de façon circulaire et incontrôlée. Certaines d’entre elles peuvent également contenir une charge de gaz CS (lacrymogène) ou de gaz poivre. En Europe, seules les forces de police françaises l’utilisent où elle est définie comme « arme de force intermédiaire » (AFI), au même titre que le « pistolet à impulsions électriques » (PIE), et le « lanceur de balles de défense » (LBD).
  2. La grenade lacrymogène instantanée GLI-F4 est une grenade lacrymogène, assourdissante et à effet de souffle, contenant une charge explosive constituée de 26 grammes de TNT ainsi que de quatre grammes d’hexocire.
  3. La mise en place de nasses pose la question de manifestants pacifiques maintenus par la police à l’intérieur d’un cordon de sécurité pendant plusieurs heures, et du droit de manifester.
  4. « Le Défenseur des droits veille au respect des droits et libertés » – article 71-1 de la Constitution. Ses domaines de compétences sont : la défense des droits des usagers des services publics ; la défense et promotion des droits de l’enfant ; la luttte contre les discriminations et promotion de l’égalité ; le respect de la déontologie des professionnels de la sécurité ; l’orientation et protection des lanceurs d’alerte.
Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.