Un spectre hante l’université française, c’est le fantôme de l’Islamo-gauchisme. Enfin, si l’on en croit 200 universitaires signataires d’une pétition en soutien à la cabale1, quelques journalistes en mal d’expressions imagées et des ministres sans envergure, celle de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en particulier. Répondant à une interpellation « du Michel Drucker de l’interview politique », Jean-Pierre Elkabbach, à propos de l’islamo-gauchisme à l’université, Frédérique Vidal se dit préoccupée et assure qu’elle va diligenter une enquête via le CNRS…


 

Mais comment en est-on arrivé là ? C’est un peu comme si l’université allemande avait du être purgée de ses éléments judéo-bolcheviques en 1933, ou l’université soviétique de ses éléments hitléro-trotskistes après 1940. Si les mots-valises stigmatisants ne sont pas des nouveautés, c’est la prise au sérieux de telles expressions par de soi-disant démocrates libéraux qui a surpris l’opinion.

Dans son livre La Nouvelle Judéophobie, l’expression popularisée pour la première fois en 2002 par Pierre-André Taguieff2  pour désigner un militantisme d’extrême gauche faisant alliance avec l’islam au nom de la « lutte contre l’impérialisme » est devenue un terme fourre-tout. L’historien des idées, pourtant prompt à condamner les termes et les concepts portant à polémique, se doutait-il de la portée que prendrait une telle expression près de 20 ans plus tard ?

D’abord, gauche contre gauche

Depuis, l’expression a été employée par la gauche radicale pour se déchirer de façon récurrente, les uns stigmatisant les autres comme ce fut le cas au forum social mondial de 2003 où Tariq Ramadan était un invité important. C’est aussi l’expression favorite des souverainistes qui condamnent à priori les « idiots utiles » de l’islam — ou de l’islamisme, la confusion entre les deux termes étant au cœur du problème posé.

Le mot-valise est aussi devenu une des insultes favorites de l’extrême droite pour désigner, parce qu’ils combattent leurs idées d’exclusion, ses adversaires accusés d’être les « collabos » d’un islamisme — ou de l’islam — qu’ils auraient identifié comme une idéologie mettant en péril l’existence même de la civilisation occidentale.

 

Stigmatiser pour éluder

Tentons de comprendre les termes qui composent l’expression : « Islamo » pose un problème. On ne sait finalement s’il fait référence à l’islamisme en tant qu’idéologie essentialisant l’islam à des fins politiques, ou tout simplement à l’Islam, la religion elle-même, que certains condamnent en bloc comme étant incompatible avec la république. Les partisans de la deuxième proposition sont parfois qualifiés d’islamophobes, leur haine supposée être motivée par la peur de cette religion. Un peu comme un homophobe a peur des personnes homosexuelles, peut-être à cause de la crainte du désir que cela lui inspire…

Concernant le terme « gauchiste », rappelons que c’est Lénine qui le définit dans son ouvrage Le gauchisme, maladie infantile du communisme. Il désigne à l’origine ceux qu’on appelle à l’époque de la révolution russe les maximalistes, partisans intransigeants de la marche vers la transformation révolutionnaire résolus à déconsidérer le contexte réel pour avancer vers leur but, seule chose importante à leurs yeux. Les gauchistes sont donc, pour Lénine, comme des enfants qui ne tiennent pas compte de ce qui les entoure. Par extension, les communistes d’abord, puis un peu tout le monde, ont distingué par ce terme, en premier lieu les critiques « de gauche » du communisme « réel », puis tout ce qui se situait « à gauche » du Parti communiste, notamment depuis 1968. Désormais le terme qualifie tout ce qui est à gauche, tant celle-ci a mauvaise presse.

On ne sera donc pas étonné de l’aspect péjoratif de ce néologisme puisqu’en résumé il sert aux islamophobes en général, souvent à l’extrême droite pour représenter non seulement la gauche radicale mais aussi la gauche qui ne s’attaque pas à l’Islam.

L’ennemi de mon ennemi est-il mon ami ?

De Taguieff à l’essayiste Pascal Bruckner en passant par les philosophes Alain Finkielkraut ou BHL3, l’expression a fait son entrée médiatique dans les années 2000. Elle se retrouve aujourd’hui dans la bouche de membres du gouvernement pour réprouver tous ceux qui, ne partageant pas leur détestation des musulmans, sont assimilés à des soutiens de l’islam politique. On peut dire ainsi que l’« islamo-gauchiste » remplace le « judéo-bolchevique » dans la désignation de l’adversaire de l’ordre moral, des traditions séculaires et de la civilisation, selon ses utilisateurs.

Ces derniers ont un point commun : ils ne font pas appel à l’intelligence de leurs interlocuteurs mais s’adressent à leur cerveau reptilien. Peu importe en réalité ce que recouvre cette expression pourvu qu’elle condamne ceux qu’ils veulent mettre au ban ; de la même manière que l’on utilisait le terme « antisémite » pour discréditer des personnes publiques, l’amalgame du terme « islamo-gauchiste » est un outil bien pratique pour ceux à qui l’anathème tient lieu de pensée.

Il suffit donc désormais, pour être catalogué d’« islamo-gauchiste » de manger un couscous avec Mélenchon, ou pire, de refuser de dénoncer un voisin musulman qui va souvent à la mosquée et dont la barbe dépasse le nombril. On se demande bien en quoi l’Université est concernée.

Christophe Coffinier


Légende illustration : Adaptation (par la rédaction) d’une cartographie des communautés politiques mentionnant « islamo-gauchisme ». Chaque point est un compte Twitter, sa couleur indique son appartenance à un courant politique. Les couleurs et les positions des points sont déterminés algorithmiquement en fonction des interactions entre comptes (pas d’intervention humaine, voir Gaumont et al. 2018 pour plus de précisions). À droite, les communautés d’extrême droite et LR utilisant ce terme de manière hostile pour dénigrer ou stigmatiser la communauté LFI (à gauche) qui se défend. La taille des nœuds est fonction du nombre de leurs tweets mentionnant « islamo-gauchisme », mise à part celle des nœuds labellisés par des noms de personnalités, dont la taille a été augmentée pour des questions de visualisation. On remarquera la présence marquée de comptes très impliqués dans ce type d’échanges et suspendus depuis par Twitter. Image : CNRS, David Chavalarias – CC BY-ND 4.0.

Source: le politoscope https://politoscope.org/2021/02/islamogauchisme-le-piege-de-lalt-right-se-referme-sur-la-macronie/


 

Notes:

  1. reférence à une pétition dénonçant l’islamo-gauchisme à l’université. Rappelons que la pétition demandant la démission de  Frédérique Vidal compte plus de 21 000 signatures d’universitaires. https://www.wesign.it/fr/science/nous-universitaires-et-chercheurs-demandons-avec-force-la-demission-de-frederique-vidal
  2. Pierre-André Taguieff (1946) est un politologue, sociologue, historien des idées et directeur de recherche au CNRS honoraire français. Il est l’auteur de nombreux ouvrages touchant à la fois aux domaines de la théorie politique, de l’histoire des idées, de la philosophie politique et de la théorie de l’argumentation. Ces ouvrages traitent notamment du racisme, de l’antisémitisme et des idéologies d’extrême droite.
  3. Bernard-Henri Lévy
Avatar photo
Passionné depuis l’âge de 7 ans, de photo, prise de vue et tirage, c’est à la fin d’études de technicien agricole que j’entre en contact avec la presse, en devenant tireur noir et blanc à l’agence avignonnaise de la marseillaise. Lors d’un service national civil pour les foyers ruraux, au sein de l’association socio-culturelle des élèves, c’est avec deux d’entre eux que nous fondons un journal du lycée qui durera 3 ans et presque 20 numéros. Aprés 20 ans à la Marseillaise comme journaliste local, et toujours passionné de photo, notamment de procédés anciens, j’ai rejoint après notre licenciement, le groupe fondateur de l’association et suis un des rédacteurs d’Altermidi, toujours vu d’Avignon et alentours.