Il a connu les grandes grèves de l’aéronautique, la liste noire, la radio clandestine et le Burkina Faso. Chez lui, chrétienté rime avec humanité et activité syndicale.


 

Quand on entre chez Édouard Pivotsky, les murs respirent l’Afrique avec ses tissus épinglés colorés. Sur les étagères du salon trônent des sculptures de bois et de bronze burkinabées, une bibliothèque accueillante avec ses rayons étiquetés « histoire-religion-romans-dictionnaires-tourisme », une énorme affiche invite à connaître l’Histoire de France avec ses personnalités et dates marquantes depuis le Néolithique en passant par le Front Populaire, ses écrivains et ses acteurs ou chanteuses… on y voit la belle figure au grand cœur de Joséphine Baker ou encore la belle gueule en la personne de Gérard Philipe qui a si bien représenté le théâtre populaire cher à Jean Vilar.

Édouard est un personnage historique. Bientôt 90 ans, bon pied, bon œil, il a fière allure avec son port droit et son charme tout en élégance. Il vit à Papus (quartier du Grand Mirail) depuis 1979. C’est un prêtre-ouvrier, cégétiste et communiste.

 

Le père fuit devant les Bolchéviques

Pourtant, ses origines familiales ne le prédisposaient pas à emprunter la voie « rouge ». Côté paternel, ce sont des propriétaires terriens ukrainiens possédant des troupeaux de chevaux. À 19 ans, le père s’engage dans la marine comme élève ingénieur mécanicien. Parti de la mer de Crimée avec la marine française pour échapper aux Bolchéviques, il se retrouve à Constantinople (Istanbul) puis à Bizerte (Tunisie). « De son séjour en Tunisie, on a juste retrouvé un certificat de bonne conduite attestant qu’il n’était pas bolchévique », souligne Édouard. Malgré les recherches effectuées sur le nom de famille, « la Révolution russe, les famines sous Staline et les massacres des nazis étant passés par-là », l’homme de foi tombera sur une danseuse, Yulia Pivotskaya, moscovite aujourd’hui installée en Floride avec qui il a noué des liens.

Du côté maternel, on circule dans la vallée de Montgenèvre entre les Alpes françaises et les Alpes italiennes puisqu’une partie de la famille a des racines en italie. Puis les grands-parents montent à Paris, le patriarche y devient cocher, il se fera « esquinter » par un voleur. Ils travaillent comme jardiniers à Meylan (Isère) dans une famille bourgeoise, là c’est le coup de foudre entre leur fille et son futur mari qui est chauffeur. Et c’est dans la ville de Grenoble, entourée de montagnes, que naissent Édouard et son frère.

 

Enfant à l’orphelinat sous Pétain

Le paternel travaille à l’usine Merlin-Gérin (groupe Schneider). Un jour, à la sortie du travail, le père se fait renverser par un chauffard, c’est le drame. Édouard a à peine 1 an et son frère 2 quand leur père décède à seulement 33 ans. L’épouse quitte le Château où elle est aide-cuisinière pour se faire embaucher dans la même usine que son mari. La mère a du caractère, elle ira voir le patron pour changer de poste et, en 1940, mettra ses enfants à l’orphelinat de l’Abbé Borell pour qu’ils ne manquent de rien puisqu’il y a une ferme. « J’y ai appris le français, j’ai passé le diplôme qui remplaçait le certificat d’études sous Pétain. Je me souviens d’avoir vu des résistants de temps en temps. On était au pied du Vercors et à côté des maquis de la Chartreuse. Quand on allait en ville en tram, on voyait les soldats allemands qui contrôlaient les passagers. »

Sa vie prend un tournant quand il intègre les colonies de vacances des missionnaires de la Salette : « Ils m’ont mis le grappin dessus en me faisant rentrer dans un séminaire pendant trois ans puis je suis entré dans une école privée jusqu’au Bac. » Anima sana in corpore sano1. « Comme je souffrais d’asthme et que j’étais dans la montagne entre Grenoble et Gap, ça me faisait du bien. » Il débarque ensuite à Tournai, en Belgique, pour y suivre des études de philosophie. La congrégation religieuse a besoin de recruter de nouveaux éléments prometteurs et Édouard est un bon candidat. « Ma famille était très chrétienne et très pratiquante. On allait à la messe de minuit à pied dans la neige, on était heureux comme tout », se souvient-il.

La conscription n’est pas faite pour lui qui n’a pas du tout l’esprit militaire. Plutôt indiscipliné, il souffle quand il est libéré en avril 1956 car sa crainte était d’être envoyé en Algérie.

 

Verrier, « un travail crevant et dégueulasse »

Dans les années 50, il entend beaucoup parler des prêtres-ouvriers, ses lectures portent sur eux. L’Évangile invite au partage, à la solidarité avec l’humanité, Édouard entend garder des liens avec l’Église tout en travaillant, car travailler lui plaît. Il lui faut pour cela continuer des études, toujours avec la mission de France. Il intègre pendant quatre ans le séminaire de Pontigny (Yonne) et ses stages en entreprise le plongent dans le monde du travail. Chez un ferrailleur à Toulouse, une verrerie à Bordeaux « un travail crevant et dégueulasse », selon son expérience. Il apprend le métier de tourneur à Migennes.

« J’ai trouvé du boulot chez Berliet à Lyon. Il y avait des types remarquables à la CGT. » Et le voilà embarqué dans un voyage inoubliable dans la patrie de ses ancêtres. « On est parti un wagon complet en URSS en 1961. J’ai passé mes vacances d’été à Moscou, on y est reçu comme des dieux. On visite des crèches, des usines, la veille du 14 juillet tout le personnel est sorti pour nous accompagner à l’autobus. On était libres, on se baladait où on voulait ». C’est l’époque khrouchtchévienne de la destalinisation et du premier vol habité de Youri Gagarine.

Ses études finies, il doit être ordonné prêtre mais ses professeurs en décident autrement :  parce qu’ils n’apprécient pas le choix de la prêtrise ouvrière d’Édouard, ils l’envoient à Montluçon (Allier) pour voir d’autres chemins possibles. Il se fait immédiatement embaucher dans la rénovation de logements anciens pour les personnes pauvres et suit les cours du soir pour apprendre le métier d’électricien. Il s’y exerce dans une grande entreprise montluçonnaise. Et est ordonné prêtre en avril 1962, à 31 ans.

 

Photo Dr altermidi Pablo Arce Toulouse 2021

 

« J’ai vu Cohn-Bendit taper sur les CRS »

Sa soif de toujours plus apprendre le propulse à Paris auprès de théologiens et son intérêt sur le plan social le conduit à l’Institut des sciences sociales du travail en plein mai 68. « Je participais aux débats à la Sorbonne. Je manifestais, j’ai vu Cohn-Bendit taper sur les CRS. » L’histoire de la classe ouvrière enseignée à l’ISST le marquera à jamais.

Son amitié avec un ancien séminariste le pousse à rejoindre Toulouse. Il est électricien sur les chantiers des hôpitaux de Purpan, puis La Grave. Recruté par la suite à Motorola, qui venait d’ouvrir ses portes, comme mécano dans l’équipe de nuit. Un métier dans la fabrication de composants électroniques usant pour les nerfs et les yeux : « J’ai décidé de créer la CGT. J’ai syndiqué toute l’équipe de nuit et celle de jour qui était composée uniquement de femmes. Je me présente aux élections professionnelles. » Panique générale dans la direction qui craint la fermeture de la boîte par les Nord-Américains. Elle prononce son licenciement malgré les fortes mobilisations organisées par l’UD-CGT, le couperet est aussi fatal pour d’autres cégétistes qui prennent ensuite le relais de la lutte. Le patronat ripostera durement en créant le syndicat maison FO. Les militants de la CGT et de la CFDT seront fortement réprimés et discriminés.

 

Édouard sur la liste noire du patronat

Le patronat classe Édouard sur sa liste noire. Une chance s’offre à lui à l’annonce dans le quotidien régional d’offres d’emplois chez Sud-Aviation. CV modifié en poche, un stage de formation d’électricien sur les avions, y compris sur le Concorde, lui ouvre à nouveau les portes de l’entreprise. Il y est élu délégué du personnel pendant six ans et participe à l’occupation de la boîte contre les licenciements, une lutte dure qui a connu l’intervention musclée des CRS, mais au bout, la victoire.

L’époque de la métallurgie est faste pour la CGT : « Je deviens permanent à la demande de la Fédération des métallos afin de créer des syndicats locaux dans les boîtes de la métallurgie en Haute-Garonne. Il y avait la queue dans les escaliers pour les adhésions à la Bourse du travail. On était des milliers à être syndiqués après mai 68 dans la plupart des PME. » Au bout de six ans Édouard qui garde les pieds sur terre veut reprendre le travail : « J’étais connu comme le loup blanc par les patrons. On ne m’a jamais embauché. Seul un patron acceptera de me rencontrer par plaisir de discuter avec un responsable syndical. »

 

Au micro de la radio clandestine de la CGT

Édouard se retrouve dans l’aventure fabuleuse de la première radio clandestine que crée la CGT au Cristal2 pour contre-attaquer la presse gouvernementale. En 1979, deux ans avant la création des radios libres par la gauche au pouvoir, une valise circule depuis Limoges avec tout le matériel nécessaire pour émettre depuis l’appartement de la mère d’un « camarade » dans le quartier des Arènes.

« On a été convoqués au commissariat pour émission illégale. On interviewait des militants, on faisait des reportages sur tous les sujets et conflits sociaux. Ça a laissé des traces. » Puis en 1981, la radio locale Mon Païs démarre à la Bourse du travail et Édouard en prend la tête à la demande de son syndicat, jusqu’à sa retraite en 1996. Un retraité qui occupe son temps entre le syndicat des retraités métallos et l’Institut d’histoire sociale, à la gestion des archives, pour aller fouiller dans le passé l’héritage des luttes et des solidarités utile pour le présent. Et qui a pas mal voyagé — notamment au Burkina Faso — car ses camarades d’EDF ont des liens avec les syndicalistes de la Sonabel (Société nationale d’électricité) sous la forme de la création d’une caisse de retraite et d’une mutuelle.

 

« Le communisme, c’est le partage »

Pendant leur séjour à Niagho (Province du Boulgou), se déroule une cérémonie de jumelage entre ce village burkinabé et Saint-Paul-sur-Save (Haute-Garonne) : « On est resté liés à cette coopération. Suite à des dizaines de voyages, on a aidé à créer des écoles, à forer des puits, à monter des panneaux solaires pour la maternité en créant une association. » Édouard dénonce le colonialisme de la France qui a pillé et continue à piller les richesses du sous-sol burkinabé : « Il y a 17 mines d’or dans le pays et les gens crèvent la dalle. Il n’y a pas de hiatus entre ma vie chrétienne et ma vie sociale. L’Homme est toujours au centre. Voir le fric d’un côté et de l’autre les humains qui crèvent de faim ça m’est insupportable ! »

Édouard a eu la chance de ne jamais rencontrer de sectarisme : « Je trouve toujours une amitié vraie et des relations vraies chez les militants communistes. » C’est donc tout naturellement que l’homme de foi affirme être communiste : « Il n’y a pas de mot plus beau que le communisme, c’est le partage et la mise en commun. Quand Jésus-Christ est mort, les premières communautés chrétiennes ont décidé de mettre leurs biens en commun. » Aujourd’hui, il se bat pour que les prêtres puissent se marier et pour le droit des femmes à être prêtresses.

Piedad Belmonte

Notes:

  1. « Un esprit sain dans un corps sain. »
  2. Barre d’immeuble du Cristal qui incarne l’urbanisme des années 1960
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Passée par L'Huma, et à la Marseillaise, j'ai appris le métier de journaliste dans la pratique du terrain, au contact des gens et des “anciens” journalistes. Issue d'une famille immigrée et ouvrière, habitante d'un quartier populaire de Toulouse, j'ai su dès 18 ans que je voulais donner la parole aux sans, écrire sur la réalité de nos vies, sur la réalité du monde, les injustices et les solidarités. Le Parler juste, le Dire honnête sont mon chemin