J’ai fermé la porte pour tenter de me concentrer. C’est infernal, dans la cuisine ma fille continue de me parler alors qu’elle a tout ce qu’il faut sur la table pour prendre son petit déjeuner. On se demande à quoi ça sert que je me décarcasse.

J’ai mis le réveil à 5 h 30 pour que tout soit prêt. Paul a tenté de m’en dissuader sur le ton « reste cool on va s’en sortir » mais « comme d’hab., il n’en rame pas une ». En sortant du lit j’ai vu le malin plaisir qu’il prenait à occuper toute la place, les yeux mis-clos et les bras en croix.  Je me sens seule et prisonnière de ma vie misérable. Je sais que je serai mieux au travail, mais que je joue à la fille dévouée uniquement pour échapper à mon bureau.

Je sens que je suis dans un mauvais jour. On nous demande de rester joignable. Notre responsable a planifié toute une série de réunions pour « maintenir le contact » et accessoirement nous contrôler. Comme le planning n’est pas tenu, je trouve les convocations à ces réunions très intrusives.

La réunion de ce matin a encore été annulée. Il faut que je m’organise. Je pourrais mettre à profit le temps gagné pour appeler notre partenaire Expert Logic et me « cogner » le laïus du chef d’agence… En vrai je ne suis pas d’humeur à l’entendre bourdonner dans sa barbe et puis si je veux boucler l’appel d’offres à la fin de la semaine, il faut que je « m’y colle dare-dare ». C’était bien plus simple avant.

Hier, en visio, cette « conne » d’Émilie a dit que le télétravail lui permettait de favoriser la conciliation entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Même à distance son bien-être apparent me rend nerveuse, pour moi, c’est tout le contraire. Le plus gros avantage de travailler chez moi c’est de ne plus partager mon bureau avec elle. Émilie n’est ni vulgaire ni maladroite. Elle est agressive et me dévalorise en permanence… avec l’intelligence rusée des perverses narcissiques.

Pour m’éloigner de son influence radioactive j’en suis venue à souhaiter une inondation, une épidémie ou une révolution. Voilà, on y est. Je me sens mal dans mon corps, j’ai mal à l’estomac.

C’est bientôt le week-end, ah non… on est déjà samedi…

 

j’ai confectionné un avis à usage domestique que j’ai placardé sur la porte du bureau-salon.

 

Mon frère, impuissant, est au chômage partiel depuis quatre mois. Il a du temps et il « s’emmerde ». Il erre dans son appartement, le téléphone à l’oreille. Il nous appelle souvent. Pour innover, il a décrété une visio familiale les dimanches après-midi.

Je regarde souvent par la fenêtre. Pour tromper la mélancolie, j’ai mis en place un système qui segmente les différentes tâches de ma journée. Personne n’imagine un instant se mettre à ma place. Il faut que je m’organise… Je sais, je l’ai déjà dit.

Depuis que mon père est mort, j’anticipe. C’est idiot. Moi qui suis plutôt de nature primitive et absolue je devrais… J’ai confectionné un avis à usage domestique que j’ai placardé sur la porte du bureau-salon. Parfois « je me prends la tête » dans le style « comment donner de la valeur ajoutée aux vieilles recettes ».

« Do not disturb please » ?

« Non Tristane, je travaille là… Maman a eu une idée géniale, regarde ce qui est affiché sur la porte de son télé-bureau. Tu sais lire, alors décrypte, tu vas trouver la solution toute seule.

J’ai envie de voler à son secours…

Oui oui, j’ai compris. Papa dit de ne pas t’inquiéter pour les courses, il achètera du pain…

qu’il rapporte du lait... »

Je voudrais m’en sortir, savoir comment faire pour me donner du courage et en donner aux autres, faire comprendre au monde qu’il faut « se sortir les doigts des oreilles », les pousser à prendre leur destin en main.

C’est pas simple dans le monde à distance…

clic clic clic

Jean-Marie Dinh

 

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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.