Cette année, beaucoup de spectacles voyaient évoluer un effectif important de danseurs sur scène. Cela suffit à réjouir certains spectateurs. Mais regardons-y à deux fois

Directeur du festival Montpellier danse, Jean-Paul Montanari le constatait dès sa conférence de presse de présentation de l’édition 2019 : « On verra cette année beaucoup de pièces à grand effectif ». Tout en précisant : « Ce n’est évidemment pas moi qui en décide. Ce sont les chorégraphes ». N’empêche. On sait ce programmateur très attaché à une certaine forme de la danse, de haute composition dirons-nous, avec de la danse qui danse.

Il ne faut pas le pousser trop fort pour qu’il confie sa réticence devant bon nombre de pièces qui, depuis vingt ans, se sont surtout employées au contraire à déconstruire les attendus de la danse, surprendre les certitudes du public, déjouer les codes, les conventions, les représentations installées. Bref, quand il y a beaucoup de monde sur scène, « ça fait quand même du bien, c’est beau à observer » lâchait encore le directeur montpelliérain à ce propos.

Dès cet instant, on s’était donc promis d’observer les spectacles de ce festival, en gardant toute attention pour cette question. En soi, qu’est-ce qui change selon que beaucoup d’interprètes évoluent dans une pièce de danse, au lieu de peu ? Peut-on considérer a priori que beaucoup, c’est forcément mieux que peu ? Avouons-le : dans quantité de domaines, toute approche quantitative éveille notre vigilance soupçonneuse.

Là survient une anecdote qu’il aurait fallu inventer, si elle n’était vraie. Le lundi 1er juillet, le Valeska Gert Monument est en train de se terminer au Théâtre de la Vignette. A deux sur scène, les chorégraphes Eszter Salamon et Boglàrka Börcsök y rendent hommage à cette artistes exceptionnelle, à leurs yeux trop oubliée, que fut Valeska Gert. Dans son cabaret berlinois, juste avant l’accession de Hitler au pouvoir, cette danseuse multipliait les inventions et les provocations pour décaper ce qu’elle ne supportait pas dans la société allemande en train de sombrer dans l’abjection. Dans le spectacle d’aujourd’hui, on entend bon nombre de ses déclarations d’alors. Dont soudain celle-ci : « Les solistes se sont attaqués aux bourgeois. Les danseurs de groupe s’en sont bien gardé » (dit en sibstance). Pile dans notre sujet !

N’abusons pas à partir de ces quelques mots. N’enrôlons pas Valeska Gert abusivement à son insu, dans un débat d’aujourd’hui, qui n’était pas le sien. Mais entendons au moins cet hommage qu’elle rend au soliste, genre de franc-tireur isolé, à l’inverse de la planque que pourraient constituer les groupes. Historiquement, un fait est constitué : dans le XXe siècle de la danse, de grands gestes émancipateurs ont souvent été ceux de l’affirmation de soi en solo, face à la société, contre ses normes, pour dénoncer la pesanteur des héritages et des dominations. Cela vaut particulièrement dans le cas des artistes femmes.

Plus récemment, la vague des effectifs limités sur les plateaux n’est pas tombée du ciel. Déjà, cela correspond à une économie de moyens, quand les finances se font rares pour monter des spectacles. Mais on décèle aussi un enjeu esthétique, et politique (les deux allant souvent de pair). On l’évoquait plus haut : depuis vingt ans, de nouveaux artistes ont préféré questionner le sens de la danse, critiquer les conventions de spectacles, déconstruire les ressorts intérieurs. Ils ont valorisé la personnalité de l’interprète, mais aussi l’intériorité de sa personnalité, mentale et corporelle. Souvent ils ont tourné le dos aux grands effectifs où l’intérêt se focalise sur la composition des belles machines scéniques de groupe, au sein desquels les interprètes peuvent paraître plutôt des exécutants techniques.

On n’en finirait pas de nuancer ce qui précède ci-dessus, très (trop) vite dit. Par exemple : les deux premiers spectacles vus cette année à Montpellier danse. Dans l’espace fermé du studio Bagouet, les six interprètes du New-Yorkais Miguel Guttierez pouvaient paraître un grand groupe, mais déchaîné dans une performance tonitruante. Suite à quoi, cette fois sur le plateau géant du Théâtre Jean-Claude Carrière au Théâtre d’O, les quatorze danseurs de La maison de Christian Rizzo nous ont paru empesés dans une danse de consécration de ce chorégraphe, nouvellement nommé à la tête du Centre chorégraphique national de Montpellier. Gros effectif ? Mais par rapport à quoi, quel espace, quelles attentes ? Et pour quoi en faire ?

Deux jours plus tard, Amala Dianor activait les neuf danseurs de The Falling Stardust. C’est une montée en puissance pour ce chorégraphe encore jeune. Typiquement, il y a joué la carte de la grande composition de groupe. Côté public ça a marché, ravi que ça bouge en quantité. Côté critiques, on a souligné comme il avait du mal à se dépatouiller pour donner un cap à ses combinaisons, comme cherchant maladroitement le patron de son déploiement.

 

Reprise de Exchange de Merce Cunningham par le Ballet de l’Opéra de Lyon. Photo Michel Cavalca

 

Puis la confrontation des grands et petits formats se fit passionnante lors de la grande journée d’hommage rendu à Merce Cunningham, pour le centenaire de sa naissance. Les inventions du maître américain avaient révolutionné l’art chorégraphique au XXe siècle. Mais lorsqu’en soirée dans l’Opéra Berlioz du Corum, c’est l’effectif géant du Ballet de l’Opéra de Lyon qui restitue deux de ses pièces, leur interprétation hyper virtuose laisse l’impression du li’un lisse académisme, fût-il somptueux. A l’opposé de quoi, juste auparavant dans l’après-midi, Ashley Chen, qui fut interprète de Merce Cunningham, n’engage que trois personnes dans le studio Bagouet pour remettre en jeu certains des principes originels de Cunnigham. Dans cette proximité intime, on les voit comme de vraies personnes d’aujourd’hui, ça n’est plus de la belle image, mais un truc totalement neuf, qui excite la curiosité.

Tension similaire lundi 1er juillet, commençant avec l’évocation de Valeska Gert, mentionnée en introduction de cet article. Cette cabarettiste berlinoise oeuvra intégralement en solo. Les deux artistes qui la réinventent aujourd’hui s’y sont mises, justement à deux. C’est qu’elles ne veulent pas faire croire qu’elles imitent le personnage historique. Elles s’en approchent, le questionnent, mais alors se questionnent elle-même sur leur propre art. Et nous avec. C’est un dialogue resserré, et pourtant immense, formidablement fécond.

D’une ruée en autobus, on se retrouve trente minutes plus tard devant les douze danseurs des Winterreise d’Angelin Preljocaj. Renversement du tout au tout. Tout cadré, symétrique, hiérarchisé, binaire en genre, ordonnancé, manipulé et pré-contraint. Ce grand effectif joue la démonstration de force. Laquelle ne laisse aucune ligne de fuite au libre imaginaire des spectateurs. Apparamment ravis dans leur choix de servitude volontaire.

Dès le lendemain, on pouvait compter, fort heureusement, sur William Forsythe, pour brouiller toutes ces cartes. Généralement inconoclaste, on nous l’avait néanmoins annoncé comme en train d’effecteur en ce moment un retour à l’art du ballet. De là à dire qu’il s’assagissait… « Enfin ! » entendait-on murmurer. On avait même imaginé un effectif de dingue sur la scène de l’Opéra-Comédie. Mais en fait non. Seulement sept interprètes. Tiens. Un nombre impair. Six plus un. Pas de symétrie sur ce coup. En effet, dans ce Quiet Evening of Dance, six danseur.ses rompu.es à la plus brillante technique classique sont comme provoqués au déplacement de l’intérieur, par un seul autre, qui lui est maître du hip hop. Et plutôt que jouer de l’argument de force, Forsythe fait s’abattre une grêle de micro-modules, le plus souvent des duos, qui, longtemps en silence, forcent à envisager un génie hérité du classique qui se serait dépouillé du ronflement des grands machins.

Gros effectif ? Petit effectif ? Dans cette soirée au nirvana, on aura conclu que décidément, en cette matière comme en toute autre, la politique du chiffre n’est pas celle qui rend compte des nuances inépuisables de la pertinence et de l’invention. Et c’est tant mieux.

Gérard Mayen

Photo dr Valeska Gert

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.