Parfois au prix de la confidentialité, le festival Uzès Danse cultive la part sensible vibrant dans le territoire, à rebours des modes dominants de la consommation culturelle

Il est sept heures. Sept heures du matin, dans le Parc du duché d’Uzès. A sept heures du matin un samedi, une trentaine de fidèles du festival de danse qui se déroule dans la localité, ont pris place sur deux rangées de chaises. Elles font face à une encoignure de terrasse. De là, l’échappée paysagère est somptueuse, encore fripée d’un peu de fraîcheur, revigorée par les oiseaux qui s’égosillent.

Face à ces spectateurs, dans le giron perché d’un arbre souverain, deux jeunes femmes semblent s’éveiller, lovées contre les robustes branches. L’une prend la parole. C’est tout en douceur. Elle s’adresse directement aux spectateurs. Leur suggère de commencer par fermer les yeux. Fermer les yeux ? Au spectacle ? C’est qu’on n’est pas à l’Arena. Puis l’artiste suggère que chacun.e imagine qu’une petite feuille d’or, très légère, flottant dans l’air, vienne se poser sur un orteil et s’y enroule.

Les yeux toujours fermés, on effectue ensuite un parcours mental sur les parties du corps tout entier, où la merveilleuse petite feuille ne cesse d’éveiller, là au coude, ailleurs sur la cuisse, une conscience dépliée de chacun à soi-même, chevauchant les sensations en douceur. Pas besoin d’un grand plateau. Pas besoin d’effets de sons et de lumières fracassants. Juste un murmure amical, juste le demi-rêve d’une feuille d’or. Et tout corps présent s’éveille à sa propre fiction.

Quand, un peu plus tard, les yeux vont se rouvrir, ils ne capteront plus le paysage d’une manière habituelle, lisse et plate. Quelque chose flotte et grésille dans la conscience d’être au monde. C’est un état de soi plus ouvert, délicieusement délicat. Plus rien n’est massif, éclatant, imposant. La perception part de soi, et baigne dans une généralité d’un monde où chacun.e se sent compter au nombre des choses, renonçant à tout surplomb.

Ce qu’on est en train de vivre s’appelle Perchée dans les arbres, conçu par Aurélie Gandit, avec la danseuse Sarah Grandjean, qui caresse ou griffe l’espace (un peu trop parfois, et alors ça redevient de la danse qui montre de la danse à voir), et la comédienne Chloé Sarrat. Celle-ci continue d’énoncer un texte de l’écrivaine Magali Mougel. On ne cherche pas tant à le suivre, comme on le ferait de péripéties théâtrales. Ce texte, on le traverse, dans son écriture mouvementée, qui trame peu à peu la grande confusion désirée d’une érotisation du lien au monde.

Les trente lève-tôt d’Uzès sont alors de grands privilégiés, magnifiquement récompensés de leur pari contre les usages standardisés. Ces trente-là viennent d’effectuer une expérience qui les modifie, en modifiant leur perception sensible. Ce genre de choses se passent à Uzès, et pas ailleurs (ou sinon très peu). En l’ayant vécu soi-même, on n’est plus si étonné de voir figurer, sur le très sérieux contrat pluriannuel d’objectifs du Centre de développement chorégraphique d’Uzès, l’idée de « donner confiance en soi et apporter du bien-être – par effet induit des ateliers – par la prise de conscience de son corps et de son rapport à l’autre ». Ainsi s’ébroue le territorial.

une vibration de l’altérité

La veille, on avait sillonné un bout du canton, dans un mini-bus dont le chauffeur n’était autre qu’un chorégraphe : Laurent Pichaud. Celui-ci travaille depuis plusieurs années avec l’équipe du Centre de développement chorégraphique d’Uzès. D’une autre façon, il attire l’attention de chacun.e sur son environnement. Il y active des dimensions auxquelles on ne prête plus attention. Les noms qui s’égrènent sur les monuments aux morts, un siècle après la Grande guerre… Ou bien cette fois, les jumelages qu’entretient Uzès avec une ville d’Allemagne, et une autre de Pologne.

Les jumelages ont pris quelques rides, eux qui furent, à leur origine, porteurs des grandes intentions pacifistes de l’après-guerre. Au volant de son véhicule, Pichaud fait mine de nous embarquer en direction de ces deux villes. Il en évoque les caractéristiques ; ce qui les fait autres qu’Uzès, à travers ce qui les fait proches. Provoquant des situations plus théâtrales en bord de toute, ou bien finalement chez des habitants complices, l’équipée En jumelle distille, avec beaucoup d’habileté, une présence palpable de ces cités éloignées

L’imagination carbure. On entrevoit se dessiner Schriesheim et Paczkow, au filtre fictionnel des vignes et garrigues du duché gardois. C’est une vibration de l’altérité qui s’incorpore dans l’environnement palpable, à portée des yeux, au point de faire voir voir ce qui n’est pas là. C’est quand même tout autre chose que de s’extasier, passivement, devant des documentaires télé. Au passage, on n’est pas peu étonné d’apprendre qu’il s’agit de deux cités historiques, certes, mais également viticoles (tiens!), toutes germaniques ou polonaises soient-elles.

Mais au Festival Uzès Danse, bien des spectacles se présentent dans des conditions plus classiques, avec des gradins et un plateau. Le mur qui surplombe le Jardin de l’Evêché, ne dégage pas moins de puissance imaginaire que celui de la Cour d’honneur du Palais des Papes en Avignon. Mais en dimension plus humaine. Une autre surprise nous attend, cette fois dans une salle de ce même évêché. Là on découvre le tout nouveau studio mobile du Centre de développement chorégraphique d’Uzès.

Cet équipement tout neuf reconstitue les conditions d’un studio de danse de cente quarante mètres carrés. Tout l’équipement nécessaire au travail artistique y est incorporé. Il est également possible d’y aménager l’accueil d’un public. Deux jours de montage sont nécessaires à son installation. Mais il ne s’agit pas d’un théâtre de tréteaux. A Pont-Saint-Esprit ou ailleurs, on l’installe pour des séjours de plusieurs semaines. Les artistes y travaillent posément. C’est alors leur base pour rayonner au contact des partenaires dans la population (associations, enseignants, spectateurs curieux, qui ainsi s’approchent de l’art en train de se faire).

Voilà qui constitue l’ingénieux, voire malicieux, retournement de ce qui était devenu le mauvais feuilleton d’Uzès. Depuis qu’un festival de danse s’y était implanté, voici un quart de siècle, on rêvait d’un véritable équipement qui permettrait aux artistes de travailler toute l’année : un vrai centre de développement, en dur. On en a connu trois projets successifs. Tous finirent par s’enliser devant les coûts qu’ils supposaient, les dissensions politiques qu’ils suscitaient, les priorités autres qui s’imposaient. Plutôt que du dur, Liliane Schaus, directrice de la structure, a renversé la situation, prenant l’option nomade.

Essentiellement financé par l’État, le studio mobile d’Uzès fait causer dans toute la profession, sur le plan national. Il passe pour un prototype. Dorénavant Le Vigan, La Grand-Combe ou Saint-Gilles font partie des lieux où le travail initié à Uzès finit par infuser. On a rarement inventé aussi fin en matière de décentralisation et de démocratisation artistiques. Reste à toucher les habitants, ce qui n’a pas toujours l’air évident, à en juger, y compris, par la fréquentation de certains des spectacles du festival d’été. Tant les attentes semblent calibrées par des structures sur-puissantes, qui diffusent un mode de consommation spectaculaire, plutôt qu’elles n’invitent à la rareté d’une expérience sensible hors du commun.

Gérard Mayen

Photo. Perchée dans les arbres, Aurélie Gandit

Festival Uzès Danse

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.