Territoires en mouvement : au Festival d’Avignon, des questions de Colombie, saisies par la danse contemporaine d’un jeune Cubain résidant en France.


 

La pièce s’appelle Occupation. Il faut l’entendre au sens politique, social, culturel : occupation d’un territoire, occupation des imaginaires. C’est une pièce courte. Trente minutes. Tel est le format des Tentatives – Vive le sujet !, une programmation d’essais interdisciplinaires que conçoit la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) chaque année pour le Festival d’Avignon. Occupation était l’un de ces essais dans la toute récente édition 2023. Signé : Làzaro Benítez Díaz.

Le jeune homme est Cubain. Cela importe. L’un des héritages de la révolution castriste demeure l’effort consenti en faveur des formations artistiques, notamment dans le domaine de la danse. Cela est exceptionnel pour une société du sud, aux moyens économiques très faibles. Làzaro Benítez Díaz a pu en bénéficier jusqu’à un niveau d’études supérieures. Il poursuit son chemin en France pour l’instant, dans le cadre du département d’études de danse de l’Université Paris 8. Làzaro Benítez Díaz est un danseur chorégraphe, un performeur ; et tout autant un chercheur. Également un jeune homme impliqué dans le monde — en mouvements.

Voilà qui est précieux, au moment de changer les angles de vu ; au moment de penser l’art chorégraphique comme un geste politique émancipateur et critique, quoi qu’on pense par ailleurs du régime néo-castriste. Mieux : cet artiste pousse aussi sa recherche à l’échelle des Caraïbes. Et pour Occupation, il a travaillé avec des artistes colombiens, sur leur terrain : le danseur Astergio Pinto et la chanteuse Isabel Villamil. Cela pour documenter la culture du peuple Wayúu, dans le territoire de la Guarija (au nord de la Colombie)1. Un territoire en proie à la surexploitation de l’économie minière extractiviste des multinationales, destructrice du vivant et des conditions de vie d’un peuple enraciné.

Occupation est une pièce de territoires en mouvements, en souffrance et en luttes, une pièce manifeste qui refuse de considérer que la danse existe juste pour faire joli ; qui refuse aussi de penser que les mutations contemporaines ne concernent que les grandes métropoles occidentales de pointe. C’est à déchiffrer. Et cela commence par une énigme, quand on devine trois corps humains dissimulés sous de grands draps d’un rouge intense vermillon, se mouvant lentement au fond du plateau. Entièrement masqués, ces trois corps se présentent tels des momies vivantes, des cérémoniants ; formes géométriques abstraites, possiblement issues de rituels traditionnels.

La dissimulation des morphologies sous la toile, et surtout des traits des visages, troublent toute la perception habituelle qu’on retire d’un corps présent. Les conventions du regard sont déstabilisées, privées des réflexes de reconnaissance, comme des repères expressifs d’ordre psychologique. Les territoires imaginaires entrent en mouvements, peu bornés. À transmettre. Et toute la pièce sera ainsi plasticienne. Les trois interprètes vont s’employer à tisser la rythmicité sourde de leurs frappes au sol, mais aussi à dérouler quantités de fils colorés, puis les relier, patiemment, sur un plateau piqué d’indications de lieux, tout en narrant le quotidien d’habitants en résistance, malmenés par les logiques d’un libéralisme déchaîné.

Ainsi se tisse une géographie de correspondances, de liens, de relais. Un grand moment de la pièce voit l’immense toile d’araignée ainsi constituée, grande comme le plateau, être soulevée du sol et devenir un dôme dans les airs, aux allures cosmiques d’un grand ciel étoilé, en même temps que prisonnier. La pièce est alors vocale aussi. Ou simplement discursive, reprenant des slogans, et des dénonciations socio-économiques (qu’on aurait pu espérer moins pédagogiques). Cela se déroule dans le fabuleux Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, petit bijou de verdure pour public festivalier avignonnais, bien comme il faut. Et cette pièce sobre, efficace, sans tapage, répand un air stimulant de nouvelle internationale de la danse. L’expression contemporaine s’en trouve déplacée, par une jeunesse latino-américaine, cubaine, colombienne, toujours rebelle face à l’ordre du monde capitaliste. Destructeur.

Gérard Mayen

 

Photo : Audrey Scotto

Voir : Le porte-folio du spectacle Festival d’Avignon 2023

Notes:

  1. Les Wayúu, un des derniers peuples qui fonctionne avec un système matrilinéaire, se définissent comme le peuple amérindien des sables, du soleil et du vent. Cette  communauté indigène est la plus importante de la Colombie et du Venezuela. Elle regroupe plus de 500 000 personnes vivant ensemble  dans la province de La Guajira : une zone désertique située entre le Nord-Est de la Colombie et l’Ouest du Venezuela. L’exploitation des ressources minières dans le désert de La Guajira ayant privé d’eau deux villages autochtones, les conditions de vie des Wayúu sont de plus en plus difficiles. Outre les maladies respiratoires, la malnutrition des enfants et les rivières devenues impropres à la consommation, le manque d’accès à l’eau est le plus gros problème de ses populations, alors que la mine de charbon de Cerrejón utilise 24 millions de litres d’eau par jour.
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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.