Christophe Haleb, Léa Leclerc, David Wampach : trois noms d’artistes chorégraphiques. Tous ont été programmés dans l’édition en cours du festival Uzès Danse. Tous trois amènent à questionner la puissance de mise en mouvements que recèle l’art de la danse dans un territoire.


 

Évidemment, ça n’a pas manqué : « Je dois quand même vous avouer que la danse m’a manqué », soupire un spectateur, même avisé, en sortant de la présentation d’Entropic Now / Éternelle jeunesse, le week-end dernier au festival Uzès Danse. Mais ce même spectateur avoue que cette réalisation lui a paru magnifique à part ça. Mais bon, qu’est-ce qui est de la danse, qu’est-ce qui n’en est pas ? La question est récurrente, pour nombre de spectateur.ices, troublé.e.s, voir réticent.e.s devant les nouvelles manières d’entrer en mouvements.

Dans Entropic Now / Éternelle jeunesse, ce sont des territoires, et avec eux des groupes de génération, qui entrent en mouvements. Quelle génération ? Celle des adolescent.e.s. C’est le chorégraphe marseillais Christophe Haleb qui leur propose une aventure partagée : « Je donne beaucoup d’ateliers dans des lycées. J’y rencontre beaucoup de jeunes. J’aime aussi me déplacer dans les villes. Observer. Les espaces sont des terrains de jeux pour ces jeunes. Ils se rassemblent à certains endroits. Je les trouve formidables. Ils ont le groove, notamment avec tous leur skates et autres pratiques de glisse, leurs gestes qui frôlent le hip-hop, ou autre. Et ils mixent tout ce qu’ils absorbent, une quantité impressionnante de choses de la société, qu’ils puisent par les images, les réseaux sociaux, etc. Ils savent déjouer les cadres. »

Des images, et non pas un spectacle scénique formaté, c’est la forme que prend Entropic Now / Éternelle jeunesse : des films vidéos, ou des installations visuelles. Le chorégraphe explique : « ce sont des supports qui élargissent mon propos : plus de personnages, de situations, de hors-champ, de paysages, d’espaces divers et ouverts, que ce qui serait possible sur une scène ». Mais c’est toujours un chorégraphe qui filme dans ce monde. Chez Christophe Haleb l’idée de la danse dépasse celle du beau geste : « Comment est-ce que les gens jouent avec l’espace, avec leur monde. Que font-ils avec leur physicalité, leur vulnérabilité, leurs techniques, leurs plaisirs, leurs prises de risques, voilà ce qui m’intéresse. » C’est très politique. Dans toutes ces matières, l’artiste effectue son vagabondage, aux côtés des jeunes.

Pendant de longs mois, cela s’est pratiqué à Uzès d’une part, Pont-Saint-Esprit d’autre part. La caméra observe patiemment ce que sont les pratiques de corps des jeunes rencontrés : « Il peut s’agir de gestes du travail, des formations, du sport, des loisirs, de l’amour. En fait, les jeunes y mettent énormément d’eux-mêmes. Christophe Haleb y glisse quelques propositions qui viennent de son savoir artistique de la danse, il crée des situations. Ces décalages les révèlent énormément », remarque Martin Givors, post-doctorant en anthropologie, également expert en danse, qui analyse ces projets. Finalement, il parle de « documentaires qui décalent la réalité. Ces films documentent le réel, mais en le surprenant ».

 

Éternelle Jeunesse. Image du film de Christophe Haleb.

 

En outre, la parole des jeunes est écoutée, restituée. Caroline s’enthousiasme au vu du résultat : « Il y a très peu de situations où on nous écoute vraiment, où on montre que nos expériences et nos réflexions ont une vraie valeur. » Noémie (prénom modifié) est bouleversée : « Tout ça a été tourné il y a deux ans. J’étais en grande difficulté à cette époque-là. Je m’en suis sortie entre-temps. C’est extraordinaire de mesurer ce décalage à l’écran. » Sur celui-ci, l’image a épousé le mouvement dynamique des existences. « C’est même drôle de constater ça ! », se réjouit Gaël.

Christophe Haleb. Photo A. Desforges

Au reste, les perspectives de ces jeunes ne sont pas qu’enthousiasmantes. Le montage débute par des extraits du manifeste du collectif Catastrophe. En 2016, ces jeunes de la mouvance climat, constataient « avoir pris connaissance du monde en même temps que de sa fin imminente ». Raison de plus pour relever la tête : « Puisque tout est fini, tout est permis. » Que faire ? « La réponse est simple : renaître comme il nous plaira. Inventer des mots nouveaux pour désigner des choses nouvelles. » L’utopie n’était pas encore perdue.

Mais dans les petites villes de l’arrière-pays gardois en 2020, Christophe Haleb constate les effets conjugués de la gentrification et paupérisation mêlées, sur fond de droitisation des idées. La marge d’utopie est des plus restreintes, quand ces jeunes dissertent avant tout sur leur avenir professionnel, un souci qui les tenaille. Oui mais la caméra de Christophe Haleb, ses décalages chorégraphiques, opèrent : tandis qu’un jeune homme explique son devenir dans la branche de l’industrie nucléaire qui l’environne, il déploie aussi son talent gymnique d’acrobate, qui ouvre un monde de rêve. Pareil pour celui qui explique très doctement son idéal de futur sapeur-pompier, mûri à l’extrême, tout en évoluant, vertigineux, sur le toit-terrasse d’une église de sa ville. Un autre intrigue en faisant de sa passion pour la pêche en rivière, matière à un déploiement philosophique.

Ici réside la clé d’Entropic Now : les espaces où évoluent ces jeunes, les délaissés et friches, les coins secrets de nature, les ruines surprenantes, les paysages somptueux, sont l’écrin de leurs gestes. Tous vivent en territoires, avec traces, perspectives et refuges. Quand il filme cela, Haleb n’est pas chorégraphe pour rien : « Les espaces sont physiques, matériels, mais tout autant porteurs de significiations sociales, d’usages précis, ou d’échappées imaginaires », relève l’anthropologue.

Léa Leclerc

C’est avec toutes ces idées qu’on a abordé Léa Leclerc, qui nous intrigue. Elle a 27 ans. Comment cette jeune fille d’Allègre-les-Fumades, une si modeste localité cévenole, se jette-t-elle dans des projets chorégraphiques terriblement contemporains ? Elle y passe au scalpel les assignations de genre, ou encore les effets de l’imagerie des réseaux sociaux, dans son tout dernier essai, encore fragile, Like me, programmé à Uzès.

Seulement après deux ou trois solos brefs, Léa Leclerc sait déjà qu’elle veut être chorégraphe, pour des pièces de groupe. Elle avoue avoir grandi à côté des scènes contemporaines de la région, d’Alès ou Uzès : « Je ne connaissais pas ça. Pour moi la danse était forcément classique, c’est ce que j’avais appris dans ma petite école de village, de bonne qualité d’ailleurs, à Salindres. » Pourquoi donc avoir dévié ? Son explication est rare : « J’étais tellement absorbée et tendue vers l’exécution purement technique de la moindre figure, et la cambrure, et le plié, et l’en-dehors, que je ne laissais plus de place à la qualité d’interprétation. Finalement, je ne trouvais pas ma place, et on ne me faisait pas ma place. »

Léa Leclerc a fait un jour la bonne rencontre du bon prof’ ; également celle du milieu artistique qui n’est pas que triste en Cévennes. Un jour enfin convaincue de ce qu’elle avait à transmettre par son geste, elle a bouclé son sac à dos, est partie seule à l’aventure, faire le tour des festivals d’art de la rue. Et ça a marché. Aujourd’hui le festival Uzès Danse, le Département du Gard, ou le chorégraphe confirmé David Wampach accompagnent son parcours.

David Wampach. Photo Martin Colombet

De David Wampach, il a bien été question à Uzès Danse 2022. Il devait y présenter Algeria Alegria. L’idée de cette pièce étonne : emballé par la puissance joyeuse et juvénile des foules du Hirak, la grande révolte du peuple algérien ces dernières années, voici que Wampach est parti en exploration de son propre héritage de fils d’une mère algérienne immigrée. C’est un décalage, chez cet artiste stupéfiant, dont les matières touchaient jusque-là à la philosophie du corps, ou des avant-gardes artistiques, assez loin de l’inscription dans l’histoire personnelle ou collective. Mieux, ce jeune artiste d’envergure internationale, appelé sur les scènes les plus pointues, vient de choisir de s’implanter modestement à La Grand-Combe, au plus près de l’histoire ouvrière de sa famille, bien loin des sun-lights.

Le maire communiste de cette localité très abîmée par la fermeture des mines et des usines fait le pari d’accueillir ce chorégraphe. Lui-même bon amateur de danse par ailleurs, Patrick Malavieille explique : « Ici on se réjouit qu’un nouveau commerce ouvre, ou qu’une entreprise se développe. Cette fois, nous nous réjouirons qu’un chorégraphe s’implante. Je sais que la danse, surtout contemporaine, est très éloignée des préoccupations de la plupart des habitants. Mais je le vois comme un déclencheur. Toute expérimentation comporte un risque. David Wampach peut réveiller une flamme. On l’a déjà apprécié au travail avec les enfants pour le carnaval. C’était réussi. Nous devons expérimenter, n’avoir surtout pas peur du changement, la nouveauté, qui sont le propre de la vie. » En mouvements.

Gérard Mayen

 

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.