Aujourd’hui achevé, le projet Encyclopédie pratique conduit par Lenio Kaklea a pris différentes formes. Il renoue avec les origines de la danse moderne à travers l’expérimentation et ses perspectives féministes radicales, prenant à contrepied le processus d’assujettissement académique de la danse.


 

« sous un désordre apparent, il existe un ordre autour duquel s’ordonne la rue », observe l’urbaniste américaine Janes Jacobs. Cet ordre, fait de déplacements et de changements peut être comparé à de la danse, analyse Lenio Kaklea, mais « il ne s’agit pas d’une danse simpliste autour de laquelle tout le monde lève la jambe, pirouette en même temps et fait des révérences à l’unisson ».

 

Tirer sa révérence

 

« Après avoir survécu aux divers examens et à la sélection qui va avec, j’étais devenue une danseuse virtuose. Mon parcours avait fait de moi une professionnelle ambitieuse et exigeante, prête à sacrifier ma vie pour la danse », confie la chorégraphe franco-grecque.

Mais les effets dévastateurs de la crise financière sur l’écologie du spectacle vivant, d’abord en Grèce, puis dans le reste de l’Europe, pèsent sur l’ambition artistique de Lenio Kaklea. En France, ils se traduisent par la disparition progressive des compagnies et l’amenuisement du langage chorégraphique lié à la demande institutionnelle, vécus par la chorégraphe comme une aliénation. Ils conduisent Lenio Kaklea à se lancer dans le défi du projet Encyclopédie pratique.

Durant trois ans, la chorégraphe d’origine grecque quitte le microcosme ordonné de la danse contemporaine et part à la rencontre d’un autre monde, celui des gens ordinaires, pour renouveler son vocabulaire.

En 2016, elle commence à « collecter » des pratiques ; elle parcourt les rues et les sentiers de différents territoires périphériques européens, à travers six villes, villages et banlieues européennes, rassemblant près de 600 histoires qui témoignent de la familiarité et de la diversité des habitudes, des rituels et des métiers qui composent et distinguent ces terrains. En empruntant les rues et les chemins d’Athènes, Aubervilliers, Essen [Allemagne], Guissény, Nyon et Poitiers, elle façonne un corpus considérable de récits uniques, cartographiant ainsi un territoire qui résiste à la réduction en termes de géographie, société et nation.

 

Aux sources de la danse moderne

 

Différentes formes artistiques se manifestent dans ce projet qui a déjà déployé de multiples formats1. Cette enquête aux confins du documentaire et de l’évocation poétique de pratiques puise à la source.

C’est un retour à la base, à l’entraînement, à l’analyse du mouvement qui permet aux humains de s’exprimer. Un retour aux fondements de la danse moderne. Au début du XXe siècle, en Europe et aux États-Unis, les chorégraphes modernes pensaient que la danse participerait aux transformations sociales rendues indispensables par le développement du capitalisme2.

Isora Duncan cherche une voie vers la spontanéité dans ce qu’elle appelait la Danse “libre”. Eli Knipper explorait des mouvements naturels tels que couper du bois, sauter à la corde, ou jouer à saute-mouton. Influencée par des anthropologues et des psychologues tels que Marcel Mauss et Carl Gustav Jung, Doris Humphrey pensait que toutes les activités humaines pouvaient être fondées sur un nombre restreint de gestes fondamentaux.

 

« L’art est indépendant »

 

À l’heure où, la crise aidant, l’art tend de plus en plus à se mettre au service des commanditaires, (mécènes, ministères, industrie culturelle…) devenant alors un instrument de propagande, Lenio Kaklea leur oppose le plus fort symbole de contre-pouvoir : les mouvements des gens ordinaires. « L’art n’est pas au service, l’art est indépendant, et l’échange qui peut avoir lieu entre une forme artistique et un individu ou un groupe n’est pas comptabilisable », défend-elle3.

Dans sa démarche artistique, Lenio Kaklea cherche des ponts et s’inscrit, là encore, dans une continuité historique. La danse ne s’est jamais coupée d’autres formes d’expression. Les chorégraphes ont toujours écrit, parlé, transcrit, fait de la poésie… « J’ai toujours été en désaccord avec les discours institutionnels que j’entends sur la danse, qui représentent le fait de danser comme un pur plaisir, l’expression positif des individus, le plaisir de se sentir libre… Non la danse est aussi une institution, c’est aussi de la souffrance, de la colère, des contraintes… »

Notre époque aime l’innovation à la folie, innovation que l’artiste contemporain Gregory Chatonsky qualifie de « levier essentiel afin de maintenir en vie le mythe d’une croissance infinie ». « La radicalisation des contraintes dans le marché actuel pousse les gens à réfléchir plus rapidement qu’il y a dix ans, pense Lenio Kaklea, aujourd’hui que cela soit conscient ou pas, tout le monde est en train de chercher des solutions ».

Le projet Encyclopédie pratique est aujourd’hui achevé. Avec son retour aux sources et son pas de côté face à l’institution, Lenio Kaklea ne s’est pas contentée de porter un discours critique. Elle a construit et mis en œuvre un concept dissident, ouvrant des pistes de renouvellement à un art qui traverse une phase critique de son histoire.

Jean-marie Dinh

 

Portrait de Lenio par Karen Paulina Biswell.

Notes:

  1. Enquête de janvier à septembre 2016, puis le livre Encyclopédie pratique qui compile les entretiens, et la chorégraphie Encyclopédie pratique, Portraits choisis en 2018, Ballad en 2020, pièce donnée au Théâtre Garonne à Toulouse la saison dernière, suivi de la création Out of place avec le public.
  2. Si le corps est représenté comme objet de codifications culturelles, il exprime aussi son impossibilité de s’inscrire dans ces codes. Et si la danse expérimente la transformabilité du corps et invente donc ses techniques, elle est de surcroît l’expression de la résistance à la radicalisation et à l’appropriation de cette transformabilité originaire par le capitalisme.
  3. Lire l’entretien « Je représente un paysage social » altermidi mag#5, août-septembre-octobre 2022, disponible en kiosque.
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.