Le 15 mars, la victoire inattendue du Mouvement agriculteur citoyen BBB au Sénat et dans l’ensemble des conseils régionaux n’a fait que rééquilibrer un système trop technocratique, estime l’historien René Cuperus1 dans cette tribune.


 

Dans le conflit sur la politique climatique qui oppose gouvernement et paysans, les électeurs néerlandais ont massivement choisi ces derniers. Créé en 2019, le Mouvement agriculteur citoyen (BoerBurgerBeweging, BBB2) sera désormais la première formation dans les douze provinces du royaume et à la première chambre, le Sénat. Une formation qui s’est montrée à la hauteur de son nom : les citoyens se sont rangés du côté des agriculteurs — du côté des campagnes, des régions et des communautés qui se sentent abandonnées. Bref, citoyens et paysans se sont unis dans ces élections aux enjeux climatiques.

Le verdict sorti des urnes inflige une gifle au cabinet Rutte IV [le Premier ministre Mark Rutte, au pouvoir depuis 2010, en est à son quatrième mandat, ndlr] : la grogne qu’il suscite était le moteur principal des électeurs. Aussi, derrière la révolte contre le plan azote du gouvernement se cachent une crise de la représentativité des partis au pouvoir, mais également une crise de confiance en leurs capacités.

La politique contemporaine pâtit d’un problème que les politologues appellent “légitimité entrante” : les citoyens ont l’impression d’être les objets d’un gouvernement technocratique ; le pays est gouverné au-dessus d’eux, et non avec eux. Elle souffre aussi d’un problème de “légitimité sortante” : les citoyens ont l’impression que le gouvernement ne produit pas grand-chose de bon. De fait, sous le Premier ministre libéral Mark Rutte, l’image positive que les Pays-Bas avaient d’eux-mêmes, celle d’un pays bien organisé, raisonnablement équitable, a pris du plomb dans l’aile.

Par les temps qui courent, de vastes pans de la société néerlandaise ne se sentent plus représentés ni respectés par leurs dirigeants. Plus on vit loin de la Randstad, la grande conurbation Amsterdam-Rotterdam-La Haye-Utrecht, et moins on est diplômé, plus ce sentiment d’être oublié et incompris est fort. En ce sens, le triomphe du BBB peut être vu comme un Brexit interne” : un mouvement visant à “reprendre le pouvoir” à des forces externes qui portent atteinte au mode de vie de la communauté. Dans la province rurale de l’Overijssel, la tête de liste du BBB s’en fait l’écho : “L’Overijssel est trop belle pour que nous laissions Bruxelles et La Haye nous dicter comment vivre.”

 

Une société sous haute tension

 

Tout cela n’est pas qu’une question d’énergie et de climat. La société et le système politique aussi traversent une transition majeure. La société est sous haute tension, quant au système traditionnel des grands partis, il vacille. Les évolutions rapides créent de dangereuses tensions entre ceux qui sortiront gagnants et ceux qui sortiront perdants de ces transitions. Et l’écrasante pression que le gouvernement fait peser sur la population pour répondre aux crises climatique et migratoire crée un “stress social”. Notamment parce que les effets des politiques climatique et migratoire se répercuteront de façon inégale sur les différents segments de la population.

Les dirigeants néerlandais, assis face à une réalité sur écran, hors-sol, décident de la façon dont les fermiers devront réduire leurs émissions d’azote. À cela s’ajoute que Bruxelles exige beaucoup au chapitre climat mais permet peu de marge de manœuvre sur l’immigration. Dans tout cela, les classes aisées progressistes aiment endosser le beau rôle : le climat et les migrations sont pour elles des chevaux de bataille moraux, cependant elles n’offrent guère de garanties quant aux conséquences à long terme des politiques qu’elles défendent sur l’économie et la cohésion sociale.

Plusieurs recherches indiquent que les Pays-Bas sont de plus en plus divisés. Divisés entre, d’un côté, “les personnes satisfaites qui possèdent un important capital social, économique et culturel” et, de l’autre, les personnes insatisfaites qui disposent de moins de ressources pour trouver leur place dans ce monde en mutation rapide. Divisés entre ceux qui pensent que les Pays-Bas vont dans la bonne direction et ceux qui sont convaincus du contraire. Ces lignes de faille coïncident avec les divisions de la géographie et du niveau d’éducation, au grand dam de la démocratie.

En une décennie, les Pays-Bas se sont mués en une démocratie de l’élite urbaine instruite, où les valeurs et les goûts de celle-ci prévalent aux dépens des valeurs et des goûts des autres. Du reste, en règle générale, les Néerlandais les plus diplômés se situent économiquement à droite et culturellement à gauche, tandis que la majorité sans doute de la population est un poil plus à gauche sur le plan économique (elle tient à un contrat social plus juste) et plus traditionnelle sur le plan culturel.

 

Climat : bons élèves contre pollueurs

 

La victoire du BBB doit aussi être vue sous cet angle. Elle vient sanctionner le dernier cabinet Rutte, qui faisait la part belle aux Démocrates 66 (D66) [centre libéral, l’un des quatre partis du gouvernement de coalition, ndlr]. C’était le sacrifice auquel les libéraux du VVD [la droite libérale de Mark Rutte, ndlr] avaient dû consentir pour que Rutte conserve son fauteuil de Premier ministre. Mais le maintien au gouvernement des quatre partis de la coalition sortante a été désastreux pour la confiance de la population en ses dirigeants politiques.

Au chapitre du climat, la croisade des démocrates libéraux de D66, avec les émissions d’azote comme nouveau cheval de bataille, a exacerbé les divisions politico-sociales au sein du royaume. Elle divise les Pays-Bas entre bons élèves et pollueurs, entre métropoles et régions, entre villes glamours et quartiers déshérités, entre contents et mécontents. Le Parti travailliste (PvdA) et l’Appel chrétien-démocrate (CDA) doivent être bien embarrassés de se retrouver ainsi catapultés dans le monde de l’élite autosatisfaite, qui n’a plus de lien aucun avec l’autre côté des Pays-Bas.

Au lendemain du scrutin se pose cette question brûlante : le BBB construira-t-il des ponts entre le pays des satisfaits et celui des insatisfaits ? Le taux de participation inattendu du scrutin, de 58 %, envoie un signal positif. Il pourrait augurer d’un retour, même prudent, de la confiance du peuple dans son personnel politique : des électeurs qui avaient décroché sont de retour aux urnes.

René Cuperus


 

Notes:

  1. René Cuperus est un historien néerlandais né en 1960. Il est chercheur auprès de la fondation Wiardi Beckman, un think tank proche du Parti travailliste …
  2. Né en novembre 2019, le BoerBurgerBeweging (BBB, Mouvement agriculteur citoyen) dit vouloir porter la voix du monde rural à La Haye. Il a été fondé peu de temps après les premières manifestations d’agriculteurs opposés au projet du gouvernement néerlandais d’acheter de force de très nombreuses exploitations du pays, dans l’objectif de réduire drastiquement les émissions d’ammoniac et d’oxydes d’azote. Jusqu’à il y a peu, le BBB ne comptait qu’une seule élue dans tout le pays, sa cheffe, Caroline van der Plas, députée depuis 2021. Mais le 15 mars, à l’issue des élections régionales, il a suscité la surprise en devenant le premier parti dans l’ensemble des douze provinces que compte le pays ainsi qu’au Sénat.