L’historien Gérard Noiriel  était à Martigues le mardi 29 octobre pour la présentation de son dernier ouvrage Le venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour, la part d’ombre de la République. 

L’affluence à la librairie « L’ Alinéa » ce soir là démontre le besoin de comprendre et de combattre ce sinistre phénomène médiatique.


Comment analyser en historien – avec ce que cela suppose de recours aux sources, aux textes, aux archives – les écrits et prises de positions d’un polémiste omniprésent, en traçant une sorte de ligne historique qui va d’Édouard Drumont, journaliste viscéralement antisémite de la fin du XIXème siècle à Eric Zemmour qui ne cesse de pourfendre musulmans, féministes, homosexuels… et d’autres, de colonnes du « Figaro » en prestations télé généreusement offertes à un individu condamné pour incitation à la haine raciale ?


C’est le défi auquel Gérard Noiriel répond avec « Le venin dans la plume ». « Zemmour est présenté dans « Le Figaro » et d’autres journaux du même type comme un grand historien » explique Gérard Noiriel, « puisqu’il nous appelle « les historiens déconstructeurs » qui ont décidé d’abattre la Nation pour faire la place aux islamistes,  on était directement visés. C’est pour ça que j’ai intitulé l’avant-propos « Les raisons d’une indignation » : dans son dernier livre « Destin français », Zemmour se livre à une véritable entreprise de discrédit de notre métier d’enseignant-chercheur. Il est passé quasiment sur toutes les chaînes de télé, dans tous les journaux sans jamais produire la moindre preuve de ce qu’il avançait. En gros, il dit que nous constituons une mafia qui détient les postes de pouvoir, que nous ne sommes pas des savants mais des nouveaux prêtres au service du féminisme, de l’islamisme..; etc. Ce qui m’avait choqué, c’est que aucun des journalistes qui l’ont reçu ne lui a demandé de fournir la moindre preuve et en plus, personne n’ a pensé à inviter des gens directement mis en cause ».

 

Itinéraire d’un historien

« Quand Zemmour a sorti son premier livre, j’avais déjà écrit quatre bouquins qui réfutaient tout ce qu’il raconte aujourd’hui » rappelle Gérard Noiriel. Si Eric Zemmour est complaisamment présenté comme un « briseur de tabous », à l’instar d’autres auteurs de son acabit, son discours n’ a rien de nouveau.  » Les anciens se souviennent de ce dossier du « Figaro Magazine » qui date de 1985, disant « serons-nous encore français dans 30 ans ? », avec un Marianne voilée ». A cette époque là, Gérard Noiriel se dit, avec certains collègues historiens, « il faut qu’on fasse des recherches pour que ce genre de discours soit marginalisé ou discrédité ». « Aujourd’hui, ça rend modeste sur les effets mais ça n’empêche pas de continuer » souligne-t-il.

« Pour moi, il y a un enjeu très important et c’est là que je me situe dans la filiation de Marc Bloch (1), dans la défense de l’autonomie de la science, je dirais de la raison. Pendant qu’il combattait les nazis, Marc Bloch écrivait ce livre qui s’appelle « Apologie de l’histoire ou Métier d’historien » où il attaque très directement les historiens dont se réclame Zemmour aujourd’hui: Maurras, Bainville, deux personnes à cause desquels, quelque part, il avait été exclu de la communauté française avec les lois antisémites ». Eric Zemmour, le retour du refoulé d’une certaine droite française ?  En tout cas, pour Gérard Noiriel, « c’est quand même quelque chose de grave que ce retour d’une certaine pensée qu’on croyait avoir marginalisé ou fait disparaître, j’essaie de tenir à distance mes engagements citoyens, c’est à dire que je ne confonds pas les engagements citoyens et la recherche mais je crois encore (c’est peut-être un peu naïf par les temps qui courent), que la connaissance, la raison, peuvent être des outils qui permettent l’émancipation, c’est là-dessus que je me bats ». 

Né en Lorraine, issu d’un milieu populaire, Gérard Noiriel est passé par l’Ecole normale d’instituteurs-institutrices, voie accessible à l’époque après la classe de 3ème : « par la suite, ça n’ a pas été facile mais j’ ai pu devenir historien, ce qui était mon idéal et en même temps cette démarche de connaissance, d’apprentissage, de lectures de livres, de recherches avait un effet personnel ». Engagé politiquement, membre du PCF à l’époque, Gérard Noiriel « a participé à la grande grève des sidérurgistes qui a eu impact extraordinaire ». Longwy 1979, c’est aussi la naissance, mémorable, de  » Lorraine, coeur d’acier » : « la CGT s’est lancée dans les radios libres alors que c’était encore illégal, Marcel Trillat animait cette radio et on est toujours amis aujourd’hui ». Gérard Noiriel y faisait des émissions d’histoire et en garde le souvenir d’une « aventure extraordinaire ». 

« Cela a été décisif parce que ça a défini l’orientation de ma vie »  confie l’historien, «  j’avais deux aspirations un petit peu confuses : la première était ce désir de chercheur et la deuxième, l’action civique. En faisant ma thèse sur les hommes et les femmes du fer de ce bassin, je pouvais concilier les deux. En étant enseignant là bas, je me suis rendu compte que la plupart des gens qui faisaient des commentaires sur cette lutte ne la comprenaient pas, ils la réduisaient à des choses conjoncturelles, c’ était l’époque où il avait un peu les conflits entre PC, PS..; etc. « . L’épaisseur historique étant souvent préférable à « l’écume des jours » de l’actualité, Gérard Noiriel considère, lui, que « la radicalité de cette lutte était liée au fait d’immigrations successives: au tout début du XXème siècle, d’abord des Belges, des Luxembourgeois, ensuite des Italiens, Polonais, Espagnols, Marocains, Algériens…Constamment, il y avait eu une intégration, il n’ y avait pas besoin de mots, de « politique de l’intégration ». Les gens s’intégraient, c’est une fois qu’on a commencé à mettre les bureaucrates là-dedans que c’est devenu la catastrophe » (rires).

Dans ce bassin sidérurgique, sacrifié dès les années 1980, « ces gens avaient fabriqué une culture, une société qui était fascinante, quand on arrivait là, il y avait une densité ouvrière très forte, une classe ouvrière fabriquée au départ par le paternalisme mais qui s’en était dégagée grâce au PC, à la CGT, une culture de luttes, de résistances et c’est tout ça que les restructurations capitalistes étaient en train d’anéantir ». Gérard Noiriel réalise alors qu’ au-delà de la seule Lorraine (bien des travailleurs de la région se retrouveront ensuite sur le Golfe de Fos), « ce qu’on était en train de vivre avait une valeur bien plus vaste ». Soit « la liquidation de cette classe ouvrière qui avait apporté toutes ces conquêtes sociales dans lesquelles nous sommes encore aujourd’hui, mais pour combien de temps? »

 

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le venin dans la plume – G.Noiriel

 

Engagement civique et liberté de la recherche

La fin des années 1970-début des années 1980 devient une sorte de moment fondateur pour l’enseignant-chercheur qui a aussi fondé une association d’éducation populaire. On lui doit notamment la redécouverte de l’histoire du clown « Chocolat » qui donna naissance au film avec Omar Sy. « Cela a déterminé mon type d’engagement: produire des connaissances, y compris certaines qui peuvent être critiques par rapport aux organisations dont j’étais proche.  Le premier livre que j’ ai écrit, « Vivre et travailler à Longwy » était un livre militant avec une analyse critique du rôle des organisations, que ce soit le PC, la CFDT, la CGT, parce qu’ il y avait un décalage dans cette lutte entre la dynamique qui venait de la base et les organisations. Je l’ai écrit avec un travailleur immigré qui était lui-même militant CGT et qui décrivait les formes de discriminations qu’il avait à subir à l’intérieur du syndicat. On a fait six heures de débat à Lorraine Coeur d’Acier à l’issue desquelles j’ai été considéré comme un traître à la classe ouvrière, on ne m’ a pas exclu mais on m’ a conseillé de ne pas reprendre ma carte. Deux ans après, la fédé  (du PCF, Ndlr) a basculé elle-même dans l’opposition. Je le dis souvent parce qu’on retrouve aujourd’hui des formes de réactions comme ça dans des associations anti-racistes par exemple : l’esprit critique est le meilleur service que l’on peut rendre aux causes que l’on défend, garder la lucidité parce que c’est comme ça qu’on améliore  le combat ». 

Très méfiant vis-à-vis des « logiques identitaires qui peuvent se développer au détriment des logiques sociales, de la lutte des classes », l’historien « n’oublie jamais que l’ennemi principal, c’est celui dont je parle dans cet ouvrage ».

 

 De Drumont à Zemmour :  d’étranges similitudes

Son livre met en lumière d’étranges similitudes entre les parcours des deux polémistes, même si un siècle et demi les sépare. Mêmes « origines populaires » brandies comme un étendard de légitimité, sentiment de revanche sociale, notoriété construite peu à peu en s’appuyant sur des réseaux, stratégie du scandale…Ceux qui auraient pu rester des outsiders sont devenus des fabricants de best-sellers, pour le pire…et pour le pire. « En travaillant sur l’antisémitisme, j’avais rencontré ce personnage d’Edouard Drumont qui est peu connu par rapport à Maurras et pourtant Maurras s’en réclamait » explique Gérard Noiriel. En 1886, Drumont publie un pamphlet, « La France juive », soit « 1200 pages d’inepties, horribles ».

« Nous sommes au début de la IIIème République » rappelle l’historien, une période marquée par « la mise en place des institutions démocratiques : la liberté de la presse en 1888, le système parlementaire, les lois de Jules Ferry sur l’école : c’est dans le cadre de ces institutions démocratiques que naît l’antisémitisme et non pas en comme une contradiction par rapport à ces institutions, c’est pour cela que le sous-titre du livre est « La part sombre de la République ». 

Gérard Noiriel montre comment Drumont et Zemmour profitent tous deux de mutations dans le champ de la presse, ou le « champ médiatique » dans le langage actuel. Le premier avec l’explosion de la lecture de la presse (quatre journaux tirent à plus d’un million d’exemplaires), le second avec la multiplication des chaînes d’info en continu. « La question que je me suis posée c’est « pourquoi Zemmour a t-il connu le succès à partir des années 2000 ?  indique l’auteur, « c’est à ce moment là que les choses basculent, auparavant le dossier du Figaro Magazine, l’islamophobie, tout cela restait confiné à l’extrême-droite, tandis qu’avec les chaînes d’info en continu on fait croire que c’est apolitique, il y a une forme de neutralisation qui contribue à la banalisation de ces thèses ». 

Phénomène pointé également par Gérard Noiriel : le passage de journalistes politiques vers ce type de chaînes télé : « c’est le cas d’Eric Zemmour qui avait en charge la rubrique politique auparavant au « Quotidien de Paris », avant d’être embauché au « Figaro ». C’est seulement ensuite qu’il a été recruté par l’ancêtre de C News, « I Télé » où il a eu une émission polémique pendant plusieurs années. Après, il est passé chez Ruquier sur la 2, c’est comme ça qu’il a construit sa notoriété, avec les mêmes armes que Drumont. Comme il a un talent oratoire de polémiste, les directeurs de chaînes se disent « tiens on a un bon client là, il fait de l’audience ». 

S’il fallait une preuve de la complaisance envers Eric Zemmour, la retransmission en direct sur LCI (et sans filtre! ) de son discours à la convention des droites initiée par Marion Maréchal-Le Pen, la fournirait. « Au-delà des personnes, ce sont des systèmes qu’il faut avoir à l’esprit et comprendre pourquoi c’est difficile pour nous de lutter. Tant qu’on croit que c’est un échange d’arguments, qu’on est dans un monde de bisounours « tu as raison, tu n’ as pas raison », on est à côté de la plaque «  souligne l’historien, « ce n’est pas ça qui est en jeu, donc ça ramène à la question de la rhétorique, la définition de la rhétorique, c’est « l’art de convaincre ». Là encore, on retrouve les mêmes phénomènes qu’ à l’époque d’Edouard Drumont. « Très tôt, dès la publication de « La France juive », vous avez eu des érudits, des universitaires qui démontaient ses arguments mais les gens qui adhérent à ça ne sont pas dans le rationnel, ils sont dans l’émotionnel » souligne Gérard Noiriel. «  il y a ce soutien massif des infrastructures communicationnelles, quand vous passez tous les jours sur une chaîne de télé, à force, vous réussissez à faire imprimer dans le cerveau des gens un certain nombre de choses. J’ ai analysé notamment « Riposte laïque », un site d’extrême-droite, pour comprendre les raisons que peuvent invoquer les gens qui soutiennent Zemmour. On voit bien qu’ils sont dans une logique émotionnelle ».

Reprenant le titre d’une interview qu’il a  donnée au  journal « Le Monde » (Gérard Noiriel a également été invité sur le plateau de « Quotidien » et à « C politique », émission diffusée le dimanche soir sur la 5), le chercheur considère qu’Eric Zemmour  » encourage « La délinquance de la pensée »: comme il est sans arrêt en train de se présenter comme une victime, sans arrêt en train de dénoncer la justice, évidemment tous ceux qui ont eux-mêmes des préjugés à l’égard de tel ou tel groupe se sentent autorisés, c’est en cela qu’ils disent « ah, oui, il a raison », « il dit la vérité » parce que pour eux, la vérité c’est d’être conformes à ce qu’ils pensent ».  

 

Croyance et tragédie

Ce qu’on pourrait appeler la logorrhée zemmourienne, comme celle de son prédécesseur du XIXème siècle est bâtie sur la fabrication « d’une sorte de tragédie qu’ils appellent « histoire », une histoire identitaire où vous avez deux grands personnages, la victime et l’agresseur » précise Gérard Noiriel. « Qui est la victime ? C’est la France. Et d’ailleurs, il nous reproche à nous historiens de faire l’histoire des Français au lieu de faire « l’histoire de la France », je me suis demandé comment on pouvait faire l’un sans l’autre, au bout de 40 ans de carrière, je n’ ai toujours pas trouvé. (rires). Lui, il sait, sans avoir jamais mis le nez dans les archives ». Donc, « la France est une victime. De quoi ? Du parti de l’étranger, ce mot qui est déjà chez Drumont. Ce parti prend une forme différente selon les époques, en fonction de l’actualité. A l’époque de Drumont, c’est le Juif ». De la « une » du « Figaro Magazine » des années 1980 au discours actuel d’Eric Zemmour (on pourrait rajouter quelqu’un comme Alain Finkielkraut…) règne « une dimension apocalyptique : la France va disparaître et pour ne pas disparaître, il faut se mobiliser, se défendre, ça veut dire chasser ,avant qu’il ne soit pas trop tard, ceux qui nous envahissent et nous menacent de mort. Les appels à la guerre civile, on les trouve chez Zemmour aussi, de manière de plus en plus explicite aujourd’hui ». 

Tout à leur vision d’une France mythifiée, éternelle, ces auteurs sont évidemment incapables d’imaginer autre chose qu’une « histoire qui se répète toujours : l’ennemi qui nous menace aujourd’hui nous menaçait déjà auparavant : donc chez Drumont, ce sont « les juifs qui ont tué Jésus » et chez Zemmour, ce sont les musulmans, les Sarrasins. Il va même jusqu’ à accuser François Ier d’être un traître à la France parce qu’il s’est allié avec Soliman le Magnifique, il a introduit le loup islamique dans la bergerie chrétienne » indique Gérard Noiriel. A la lumière de cette conception très particulière de l’histoire, la répression de Richelieu envers les protestants (le siège de La Rochelle) aussi, est justifiée car « les protestants étaient déjà des communautaristes »  (sic). 

Au fait, l’auteur de l’attentat de Bayonne, ex-candidat du FN aux élections départementales de 2015, a « justifié » son acte par « la volonté de venger l’incendie de Notre-Dame ». Le complotisme délirant de la fachosphère sur les réseaux sociaux, les propos de certains politiciens au lendemain de l’ incendie (Jean-Marie Le Pen, Nicolas Dupont-Aignan…), les écrits d’ « intellectuels » haineux n’ y seraient pour rien ? L’homme en question est aussi un « fan » d’Eric Zemmour auquel il lui est arrivé d’envoyer des messages de soutien…

 

Morgan G.

 


Notes:

(1) Marc Bloch : « Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien ». Historien et résistant, Marc Bloch fut fusillé par les nazis en 1944.


Pour en savoir plus :

Gérard Noiriel est historien, directeur d’études à l’EHESS, et auteur de nombreux livres sur l’histoire sur l’histoire de l’immigration en France, sur le racisme, sur l’histoire de la classe ouvrière et sur les questions interdisciplinaires et épistémologiques en histoire. Il tient un blog dans lequel il approfondit, explicite et discute les questions développées dans ses livres et s’exprime sur les grands problèmes d’actualité en mobilisant les outils des sciences sociales : réflexions sur la fabrique des discours de haine.

Livres:

« Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXème-XXème siècle  » (Réédition Collection Points, 2006)

« Vivre et lutter à Longwy » (avec Benaceur Azzaoui, Maspéro, 1980)

 » Une histoire populaire de la France. De la guerre de cent ans à nos jours » (Agone, 2018)

« Le venin dans la plume. Edouard Drumont, Eric Zemmour et la part sombre de la République » (La Découverte, 2019)


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JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"