Le Théâtre de Rungis a utilisé une photo du photographe Michel Cavalca afin de réaliser une bâche de très grande dimension placée sur le théâtre pour illustrer la saison 2020-2021, mais il omet de rémunérer le photographe. L’affaire prend la direction du tribunal avec la notion d’originalité au cœur des débats.


 

Contribution

Le 11 mai 2023, la 1ère Section de la 3e Chambre du Tribunal Judiciaire de Paris « CONDAMNE M. Michel CAVALCA à payer au Centre culturel Arc-En-Ciel, Théâtre de Rungis la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ; » Comment peut-on en arriver là ?

Le 7 septembre 2020, informé par un collègue photographe, Michel Cavalca découvre l’utilisation de sa photo par le Théâtre de Rungis. Il le met en demeure par lettre recommandée de démonter la bâche et de lui verser 4 000 € de dommages et intérêts, montant basé sur la taille de l’affiche et la durée d’utilisation (une saison).

Le 16 septembre 2022, le théâtre de Rungis indique avoir pensé que la photographie était libre de droits, adresse des preuves du démontage et propose une indemnisation de 1 500 euros.

 

La photo d’origine a été modifiée pour ce tirage. Il manque trois danseurs, aucune signature n’apparait.

 

Michel Cavalca refuse cette somme jugée insuffisante. Le 26 avril 2021, le photographe, sûr de son bon droit, assigne le théâtre de Rungis devant le tribunal judiciaire de Paris « en contrefaçon de ses droits d’auteur » et porte sa demande à 7 000 €. Il apporte la preuve d’être bien l’auteur de la photo par constat d’huissier.

Aidé par un avocat, le théâtre de Rungis va arguer du défaut d’originalité de la photo.

De quoi s’agit-il ?

L’avocate Joëlle Verbrugge, dans l’ouvrage L’Originalité en photo et Vidéo, commence sa préface ainsi : « Consacrer un ouvrage entier [346 pages] à la notion d’originalité était un pari osé. Et pourtant, si l’on en croit le nombre de jurisprudences sur la question, cette question est au cœur de la quasi-totalité des litiges de contrefaçon de photographies et de vidéo » 29bis éditions – ISBN 9 791096572267 – 02/07/2021 (Précision : Maître Joëlle Verbrugge n’est pas intervenue dans cette procédure).

 

Pourquoi la notion d’originalité est-elle au cœur des débats juridiques ?

Simplement parce que l’article du Code de propriété intellectuelle indique que « Le titre d’une œuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’œuvre elle-même ». C’est le seul endroit de ce code à ma connaissance où l’on évoque l’originalité de l’œuvre… et cela se réfère au titre de l’œuvre et non à l’œuvre elle-même.

Pourtant la loi 85-660 du 3 juillet 1985 précise dans la liste des œuvres protégeables : « Les œuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues ».

Conduire le tribunal non pas à trancher sur le fait « incontestable » que la photo a été utilisée indument, mais le conduire dans le « flou artistique » de la preuve de l’originalité est donc la technique utilisée systématiquement par la défense dans ce genre d’affaires.

 

Il est donc demandé au photographe de prouver en quoi sa photo est originale !

Notons que le théâtre, lorsqu’il a proposé 1 500 € au photographe, a estimé que la photo était originale, mais qu’à 4 000 €, elle ne l’était plus.

Dans Les barèmes de l’originalité la sociologue Dominique Pasquier écrit : « Les sociétés d’auteurs ont longtemps cru qu’il était possible de caractériser l’originalité d’une œuvre. Elles ont accepté aujourd’hui de se plier à une règle moins ambitieuse culturellement : celle de l’impératif économique. » Source Réseaux n°148-149.

Le Tribunal va trancher [Extraits, je vous conseille de lire la totalité du jugement disponible en ligne : Tribunal judiciaire de Paris, Ct0196, 11 mai 2023, 21/06001] :

« Déclarer et juger que M. Cavalca échoue à démontrer l’originalité de la photographie revendiquée à l’appui de son action en contrefaçon de droits d’auteur ; »
« [§ 16, page 6]. En l’espèce, le tribunal observe que s’agissant d’un cliché pris lors d’un spectacle de danse, M. Cavalca n’a eu la maîtrise ni de la mise en scène, ni des décors, ni des costumes ou de la lumière. »
« [§ 17, page 6]. En outre, la photographie litigieuse a été prise « sur le vif » de sorte que M. Cavalca n’a pas eu la maîtrise de la pose et de l’expression des danseurs à l’instant de la prise de vue. »
« [§ 20, page 6]. Il en résulte que la photographie litigieuse n’apparaît pas protégeable par le droit d’auteur, de sorte que les demandes de M. Cavalca fondées sur la contrefaçon ne peuvent qu’être rejetées. »

 

Le photographe n’a pas fait appel de cette décision pour des raisons économiques.

Prenons un peu de recul :

A/ Parmi le million de photos prises annuellement par les photographes professionnels spécialisés en art vivant (théâtre, danse…), le théâtre de Rungis pour illustrer sa saison a fait le choix d’une photo sans originalité. C’est son droit, mais n’est-ce pas un évident manque de goût ?
La méthode utilisée par le Théâtre de Rungis apparaît assez triviale : utiliser une photo et attendre que le photographe réagisse… s’il découvre l’emprunt. Remarquons que théâtre de Rungis sait choisir avec soin les photographes manquant d’originalité : Photographe de l’année 2018, catégorie spectacle : Michel Cavalca.

B/ Viendrait-il à l’idée de quiconque de découper un tableau en le retaillant parce que l’on dispose d’un joli cadre d’une autre dimension ?
Pourtant l’œuvre de Michel Cavalca a été largement défigurée et corrigée au point d’enlever trois danseurs.

C/ Le tribunal constate que le photographe « n’a eu la maîtrise ni de la mise en scène, ni des décors, ni des costumes ou de la lumière » et circonstance aggravante sans doute, « la photographie litigieuse a été prise « sur le vif » de sorte que M. Cavalca n’a pas eu la maîtrise de la pose et de l’expression des danseurs à l’instant de la prise de vue ».

 

N’est-ce pas la situation habituelle de toute photo de spectacle ?

Doit-on en conclure que les photos historiques d’Agnès Varda retraçant l’épopée de Jean Vilar ne sont pas protégeables par le droit d’auteur ? Et par extension que toute photo sociale n’est pas protégeable : Robert Doisneau ne maîtrisait ni la mise en scène, ni les décors, ni les costumes, ni la lumière… et il réalisait des photos « sur le vif » !

Mme Marie-Christine Blandin, Sénatrice, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat ouvre le 11e colloque de l’Observatoire de l’image (18 juin 2014 ) par ses mots : « La photographie n’est pas reconnue comme elle devrait l’être par les intellectuels et les pouvoirs publics. La prise de vue et l’échange numérique sont désormais accessibles à chacun, et c’est là une souhaitable démocratisation ; toutefois, des éditeurs se sont glissés dans cet espace de liberté pour spolier les photographes en niant complètement le travail de création, son prix, sa valeur patrimoniale et sa propriété intellectuelle. […] Nier l’originalité d’une image, c’est délibérément prendre parti pour la fin de la rémunération du travail du photographe à qui le cliché appartient. »

 

Il est important que les députés et les sénateurs français mettent fin rapidement au détournement de l’esprit de la loi.

La Suisse a voté une loi entrée en vigueur le 1er avril 2020.

« Jusqu’à fin mars, la loi sur le droit d’auteur (LDA) suisse protégeait uniquement les photographies « originales » ayant un « caractère individuel ». En vertu du nouvel art. 2, al. 3bis, la LDA protège toutes les photos même lorsqu’elles ne satisfont pas à ces critères. L’Allemagne et l’Autriche connaissent déjà une réglementation similaire sous le terme de “Lichtbildschutz” [Protection des photos].
L’Italie et l’Espagne ont des dispositions légales analogues.

Source : « Economiesuisse newsletter du 08/05/2020 article non signé »

Le Théâtre de Rungis est un théâtre public financé par la ville de Rungis, le département du Val-de-Marne, la Région Île-de-France et la DRAC Île-de-France.J’ose espérer que les contrats qui lient ces partenaires au théâtre incluent sous une forme ou sous une autre la défense des artistes. Les Photographes des Arts du Spectacle sont des « artistes auteurs », définition retenue par l’administration française et l’URSSAF.

 

Et c’est une définition que nous revendiquons : nous sommes des artistes auteurs.

Pour conclure, le Garde des Sceaux, le 13 janvier 2023, a engagé des travaux d’un plan d’action axé sur la « Politique de l’amiable ». Il me paraît évident que cette procédure aurait dû être traitée de cette manière avant d’encombrer les tribunaux. Notre association PASS (Photographe des Arts du Spectacle et de la Scène) est prête à y contribuer. J’avais d’ailleurs proposé une médiation au théâtre de Rungis qui n’a pas donné suite.

Émile ZEIZIG
Artiste auteur
président de l’association PASS
(Photographes des Arts du Spectacle et de la Scène)

 

L’Association PASS a pour objectifs la défense des droits des auteurs-photographes professionnels du spectacle vivant et la promotion des échanges et rencontres entre les photographes et leurs partenaires. L’association est soutenue par la Direction du Théâtre du Ministère de la Culture. L’association regroupe à ce jour 25 photographes, soit la très large majorité de cette branche de la photographie en France. On pourra lire avec intérêt l’analyse de François Fogel sur le site de l’association. Il souligne la complexité du travail des photographes de spectacle, mais aussi leur précarité économique.

« La photographie de théâtre ose mettre en scène le théâtre lui-même. » (Claude Bricage)

 

Retrouvez dans chaque altermidi Mag (5€ en kiosques) la rubrique dédiée aux photographes qui dressent leur autoportrait et évoquent leur rapport à la photographie.