Cette année les Rencontres Déconnomiques ont choisi de travailler avec les médias indépendants pour permettre d’assurer un autre regard sur une économie plurielle face à la pensée unique du cercle des économistes. Entretien altermidi avec l’économiste Mathias Reymond qui co-anime le site Acrimed.


 

L’économie régit nos modes de vie, elle est par conséquent un sujet omniprésent dans les médias. Au sein d’Acrimed vous ne cessez de dénoncer, comptage à l’appui, le déséquilibre entre les partisans de l’économie de marché et les autres. Constatez-vous une évolution avec l’amplification des crises mondiales et le rejet des citoyens ?

 

Comme nous l’avons constaté durant la crise du covid-19, les tendances habituelles se sont renforcées. Les économistes invités dans les médias sont les mêmes qu’avant la crise. Et comme les émissions consacrées à la crise économique sont nombreuses, on retrouve les mêmes… encore plus souvent ! (https://www.acrimed.org/Covid-19-les-economistes-de-Bruno-Le-Maire) Le rejet des citoyens à l’égard des politiques économiques menées depuis 20 ans est réel, mais les animateurs d’émissions s’en moquent… Nicolas Demorand sur France Inter invitera systématiquement l’économiste Daniel Cohen (il l’a fait au moins deux fois durant la période de confinement), parce que pour lui, il est incontournable. Ces sollicitations répétées découlent des pratiques et des habitudes des journalistes qui vivent dans un univers clos et déconnecté du monde.

 

Peu enclin à la vérification du fait économique que la loi sur le secret des affaires complexifie les journalistes font appel à des experts pour aborder les questions économiques. Sur quels critères ces experts sont-ils choisis ?

 

Les économistes invités régulièrement dans les médias doivent être « des spécialistes de la pensée jetable », pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu. Ils pensent par idées reçues, voguent au rythme des opinions dominantes, et recrachent la même tambouille à toutes les sauces : trop de fonctionnaires, trop d’État, pas assez de concurrence, pas assez de marché. Ils doivent être disponibles. Et donc ils sont essentiellement Parisiens. Ils n’ont pas besoin de parler longtemps puisqu’ils sont là tous les jours : leur discours tourne en boucle.

 

Ce choix est-il opéré par les journalistes ou par les patrons de presse dont ils sont les salariés ?

 

Les journalistes-animateurs occupant les mêmes fonctions au fil des décennies ne renouvellent pas leur carnet d’adresses. Ainsi, ils préfèrent inviter ceux qui furètent dans les coulisses du pouvoir (économiques, politiques) et s’inféoder aux éternelles mêmes sources.

De plus, pressions et routine débouchent, chez les programmateurs et autres journalistes moins « hauts placés », sur des phénomènes d’autocensure, au mieux, et au pire, sur une normalisation des réflexes : recourir aux mêmes pour des raisons idéologiques, en partie du moins. Ajoutons à cela que la dégradation des conditions de travail — impliquant notamment le défaut de spécialisation et le manque de temps — ne permet ni la réflexion, ni la recherche, et conforte la médiocrité.

 

Comment agir pour rendre ce débat plus démocratique ? Faut-il indiquer la proximité de certains économistes avec le pouvoir financier, voire leurs relations incestueuses avec le pouvoir politique ?

 

Cela semble être la moindre des choses : mettre en place un logiciel d’information similaire à celui de transparence-santé, qui indique les revenus liés aux conflits d’intérêts que peuvent avoir des économistes. De plus, pour des débats plus démocratiques, il faut passer par une transformation radicale des médias.

 

D’autres visions de l’économie sont portées par les économistes hétérodoxes, ceux d’Attac, Les économistes atterrés. À Aix-en-Provence les Rencontres Déconnomiques leur ont ouvert une fenêtre. Pour quelles raisons leurs voix ne trouvent-elles pas davantage d’écho ?

 

Elles trouvent un certain écho dans les médias alternatifs ou sur les réseaux sociaux. Mais il est difficile d’imaginer que des médias qui appartiennent à des groupes capitalistes souhaitent faire la promotion de thèses anticapitalistes. Aujourd’hui il est plus facile d’ânonner un catéchisme qui a déjà été claironné pendant trois décennies que de prendre le temps de déconstruire le discours dominant et des préjugés éculés. La structure même des médias (émissions courtes, format haché, publicité, etc.) empêche d’avoir une vraie analyse qui va à rebrousse-poil des idées reçues.

 

En matière économique, comment analysez-vous l’attitude des partis politiques face à l’orthodoxie libérale ? Les partis manquent-ils de courage face à la structure de domination actionnariale ?

 

Malgré quelques jolis discours de campagne, les partis qui exercent le pouvoir depuis plusieurs décennies ont toujours refusé de s’attaquer à la finance et au poids qu’elle occupe dans les décisions politiques. La meilleure preuve est le choix du Président de la République Emmanuel Macron de refuser la proposition du … qui consistait à mettre en place une taxe de 4% sur les dividendes.

 

Assiste-t-on à l’émergence des syndicats de salariés dans la sphère économique, notamment de la CGT qui ne considérait l’économie que du point de vue de ses conséquences sociales ?

 

Au sein des syndicats de salariés il y a toujours eu une préoccupation pour les questions sociales. On ne dispose pas d’éléments tangibles permettant d’appuyer un regain d’intérêt des syndicats pour l’économie. Il faudrait s’intéresser à l’évolution de l’analyse critique des syndicats en matière d’économie. On peut cependant noter une prise de conscience des salariés qui mesurent davantage les conséquences directes de l’économie sur leur condition. Les syndicats contribuent à cette émergence à travers l’analyse économique des entreprises et peut-être au-delà. Aujourd’hui, les effets de la dette ne sont plus vraiment vécus comme une abstraction par les salariés.

 

L’instauration d’un chèque syndical obligatoire dans les entreprises figure parmi les orientations des Rencontres économiques 20201 qui viennent de s’achever. Ce titre de paiement financé totalement ou partiellement par l’employeur permettrait aux salariés de financer un syndicat de son choix, sans avoir à y adhérer. Que vous inspire cette proposition ?

 

C’est assez cocasse d’imaginer la mise en œuvre de cette proposition. Les patrons sont naturellement appelés à financer des mesures qui vont dans le sens de l’intérêt de l’entreprise. Cela m’évoque la mécanique de l’épargne salariale qui, sous couvert de bonnes intentions, inscrit un conflit au sein des salariés, puisque l’objectif des actionnaires est d’augmenter les dividendes et celui des salariés d’augmenter les salaires. On touche là une forme de dualité schizophrénique entre salariés et actionnaires qui me met assez mal à l’aise.

 

Tout le monde s’accorde sur l’ampleur de la crise sociale et économique que nous allons affronter. Si la gestion libérale des sociétés, associée à la mondialisation, a été largement mise en question par la crise du coronavirus, dans le débat sur le « monde d’après » qui s’est engagé, il semble que les remèdes médiatisés soient toujours portés par les partisans du libéralisme économique et de la mondialisation…

 

Parmi les propositions du débat économique post-confinement, on a entendu des économistes, qui défendaient hier des positions très orthodoxes, pointer la spirale de la dette en préconisant l’abandon de tout ou partie de la dette publique.

 

Avons-nous affaire à une communication conjoncturelle ou à une véritable prise de conscience ?

 

À mon sens, il ne s’agit pas de prise de conscience individuelle. Je pense qu’ils se rendent compte collectivement qu’ils se sont trompés sur la question de la relance. La croissance productiviste pose aujourd’hui beaucoup de questions notamment en terme environnemental.

Je ne diabolise pas les économistes classiques. Ils ont des connaissances, ils ont droit de penser ce qu’ils pensent. Face au choc provoqué par l’arrêt brutal de l’activité, je remarque qu’ils sont plutôt silencieux sur la politique de l’offre. Certains amorcent un réajustement qui tend à favoriser une politique de la demande, ce que défend Thomas Pikkety qui a pourtant été assez marginalisé.

Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis, jugeait il y a peu sur France Info qu’il faudrait augmenter les salaires et que ce n’est pas le moment de reprendre la réforme des retraites. À l’heure où le taux de chômage va bondir chez les jeunes il est inopportun de demander aux séniors de travailler plus. Donner priorité à la jeunesse relève simplement du bon sens.

 

La misère du pluralisme médiatique qui se voit renforcée dans le domaine économique peut paraître une opportunité à saisir par les médias indépendants. On trouve pourtant peu de sujets économiques dans ce type de presse, pourquoi ?

 

Sur des sujets particuliers, il faut des gens qui soient formés et compétents. Nous l’avons vu avec le coronavirus, quand il n’y a pas de journalistes scientifiques on fait appel à des experts. Il n’est pas toujours facile de trouver des journalistes disposant de compétences économiques au sein de la presse indépendante souvent composée de très petites équipes et de bénévoles.

Dans certains cas les sujets économiques sont abordés sous l’angle de la ligne éditoriale. C’est le cas du journal La Décroissance où les journalistes ne manquent pas de connaissances économiques mais traitent de l’économie sous l’angle de la décroissance. Mais il n’est pas non plus nécessaire d’être économiste pour traiter d’économie dans les médias. Un journaliste peut très bien traiter d’économie en faisant simplement son métier qui consiste notamment à expliquer et faire remonter les problématiques.

 

Il y a peu de chance que les portes des mass média s’ouvrent à la diversité des analyses de la situation économique actuelle. Ne peut-on envisager d’autres solutions pour amorcer un changement, analyser les causes structurelles de la crise et proposer des remèdes ? Les écoles de commerce ou l’université sont-elles en mesure d’y participer ?

 

Les écoles de commerces sont financées en partie par les élèves et en partie par des entreprises partenaires qui ne vont pas démonter le modèle sur lequel elles reposent.

La question de l’éducation est essentielle. L’économie est une discipline centrale du monde dans lequel nous vivons. On aborde un peu l’économie en histoire et en géographie alors que l’économie devrait être présente de manière transversale durant toutes les années du lycée.

Comprendre les mécanisme de la dette, savoir comment se construit un budget, disposer des éléments de base est déterminant pour avoir un regard critique. Un autre aspect entre en jeu, il est lié au recrutement des enseignants chercheurs et au manque de diversité dans les critères de recrutement. Le fait de publier dans les revues ne garantie pas la pluralité et laisse peu de place pour l’économie hétérodoxe. Même s’il existe des enseignants qui proposent une autre vision de l’économie, les thèses classiques et néo-classiques demeurent très largement majoritaires avec un fort impact sur le prêt-à-penser.

 

Propos recueillis par Jean-Marie Dinh

 

Dernier ouvrage de Mathias Reymond « Au nom de la démocratie votez bien » Éd. Acrimed Agone, 12€.

Notes:

  1. La Déclaration des Rencontres Économiques 2020 https://web.archive.org/web/20201027001004/https://www.lesrencontreseconomiques.fr/declaration-rencontres/
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.