Dans ma chambre, il est dix heures en ce début du Grand Confinement – c’est la nouvelle heure d’été, en réalité il est neuf heures – j’ouvre les volets sur un paysage de neige, peine à le croire, deux jours plus tôt c’était l’été. Dans un silence assourdissant, une formation en V de seize oiseaux s’avance d’est en ouest dans le ciel gris plombé avant de se dissoudre, les oiseaux se laissent glisser dans l’air, volupté, ils ne volent pas, ils dansent. On dirait de petites mouettes, mais des mouettes qui se taisent, je n’ai jamais vu ça, sauf dans les grandes marées, assez violentes pour étouffer leurs cris. Sont-ce de jeunes oies sauvages qui ont fait vœu de silence ? Tandis que la giboulée crée un rideau de nuées sur les labours et l’horizon couleur terre de Sienne brûlée, de gros flocons très espacés zèbrent en bourrasques les branches du magnolia, du palmier, du prunier, du sapin, du buisson ardent, de l’arbre à papillons, les branches se tordent à se rompre, et j’assiste à un ciel à petits pois, sans commune mesure avec la terre. La neige ne tiendra pas, les oies et les pois s’évanouiront à l’est, d’un même mouvement ondulant, dans un mutisme fracassant.

Et je me dis :

C’était donc cela, l’annonce du printemps ? Un instant coincé entre l’hiver et l’été ?

Dimanche de Pâques, leurs voisins leur ont donné vingt œufs. Ça remplacera les œufs en chocolat, dit Laure. Avec papa on se souvient de l’enfance, des œufs durs, les coquilles qu’on peignait, et puis il y avait les œufs et les lapins de Pâques que les parents cachaient dans le jardin tandis qu’on les guettait par le volet entrouvert de la chambre de l’étage. Et cette histoire de cloches parties à Rome et qui allaient revenir, une histoire à laquelle on ne comprenait rien.

Dimanche de Pâques, on interviewe des nonnes à la télévision et à la radio. Pour la première fois depuis le Grand Confinement, on s’intéresse à la clôture volontaire, en souriant les nonnes donnent des conseils : pour échapper à l’angoisse, la clé est de découper ses journées sur un mode immuable. Que la population mondiale s’intéresse à celles et ceux qui font vœu de clôture, c’est bien là une grande première. On apprend que Pâques n’a pas pu être célébré à Rome, que le Saint sacrement est fermé à Jérusalem, que de jeunes prêtres sexys sillonnent en triporteurs les rues de Londres, chantant sous les fenêtres des habitants ahuris, qu’aux Philippines on dit la messe dans des églises vides où les visages des fidèles sont en photos sur les bancs, qu’à St Pierre de Rome, le pape en aube d’or perpétue le message du christ, s’inquiétant des pauvres, des laissés pour compte, des sans-abris et des miséreux, seul debout dans sa cathédrale vide, seul au centre d’un riche échiquier de marbre noir et blanc.

Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, je me souviens du rassemblement religieux en Alsace qui en février a semé le chaos dans le pays, il avait fallu du temps pour comprendre que la réalité avait dépassé la fiction, que l’amour du prochain avait sonné le début de la pandémie. Par milliers, des prochaines et des prochains s’étaient serrés côte à côte sur des chaises en plastique, pendant cinq jours de jeûne et de prière ils avaient mangé, dormi ensemble, ils s’étaient touchés et embrassés. Ça se passait dans la zone du Concordat, dans l’ancien Reichsland. Le rassemblement de la Porte Ouverte avait eu lieu, ouvrant grandes les portes au coronavirus.

Et je me dis :

La 4e guerre mondiale, qui en écrirait la symphonie en mineur ? La 4e guerre mondiale, n’est-ce pas aussi une guerre qui se joue à l’intérieur de nous ?

Dimanche de Pâques. Maman me parle au téléphone. Le jour de Pâques je ne fais rien de spécial, pour vous j’aurais cuisiné, je vous avais même acheté des lapins en chocolat, hier j’ai donné le sien à ton frère, il reste le tien que je garde pour nos retrouvailles.

Maman je t’ordonne de manger mon lapin ! C’est un ordre !

D’accord, je commencerai par la tête, je la mangerai demain.

Dans ma chambre, pour la première fois, depuis Le Grand Confinement, je me souviens d’un autre rassemblement annuel en Bretagne, le jour d’un vide greniers dans un joli port, c’est l’été, moment joyeux sous le soleil, chaque année les gens affluent, difficile de se garer, en descendant la bretelle d’accès vers le port, l’auto radio de la Kangoo diffuse la messe sur France culture, on est dimanche matin, c’est toi qui conduis. Je te dis, éteins la radio! Tu n’éteins pas tout de suite, c’est le moment de l’Eucharistie. Et maintenant recevez l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, offrons le corps et le sang du christ en rémission des péchés. Tu me dis, c’est un truc de fou, cette phrase qui parle de sang, de corps ! Qui comprendrait un tel langage aujourd’hui ? C’est de la folie pure. Et pourtant ce langage, nous y étions habitués quand nous étions petits, tout le monde allait à la messe, tout le monde communiait, croyants ou non, tu ajoutes qu’à ton époque la liturgie était en latin. C’est une rupture incroyable avec les générations actuelles, ils n’ont pas connu ça, ils ne connaîtront jamais ça, ajoutes-tu.

Et je me dis :

Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, offrir son corps ?

Offrir son corps au virus pour le calmer ? Ce que nous apprenons aujourd’hui, c’est que le virus a établi de nouveaux liens d’un corps à l’autre, qu’il ne s’attaque pas seulement à nos corps, mais à notre chair collective. Et je me dis qu’en ces temps de Grand Confinement, c’est notre chair qui frémit, celle qui nous relie aux autres, aux proches, aux lointains proches, aux proches lointains. Et nous nous apercevons que nous sommes tous liés, par l’espèce, par l’humanité.

Tandis que la Kangoo descend vers le vide greniers et que les eaux miroitent dans le soleil intermittent, on parle de l’Ancien temps (à ne pas confondre avec le Bon Vieux temps).

Tu ris, mais la religion avait son utilité au quotidien, elle s’attaquait à la question essentielle, qui est moins de se demander s’il y a une vie après la mort, que de savoir comment on peut supporter la douleur, l’apprivoiser, la tolérer, car le problème essentiel de la vie humaine, c’est bien la douleur, n’est-ce pas ? La religion tenait une comptabilité qui donnait à chacun sa place, au moins si on souffrait on pouvait se dire que ce n’était pas pour rien, mieux, pour les plus zélés on pouvait offrir sa souffrance en sacrifice, ça aidait à patienter dans le purgatoire de la vie terrestre, ça aidait à garder le moral. Comme l’homéopathie et les Fleurs de Bach d’aujourd’hui, le christianisme offrait une multitude de saints réconfortants, comme autant de boîtes de gélules, Arnica Montana pour les chocs violents, Ipeca pour les problèmes de glaires, Rescue contre la peur, etc. Il y avait un saint pour chaque organe, chaque partie du corps, chaque douleur particulière … on oublie que le christianisme est aussi un polythéisme.

Et puis, dans les cas extrêmes, on pouvait aussi prier nos morts.

Je ne dis pas que l’homéopathie c’est des Placebo, ni les Fleurs de Bach, non, simplement que la vie se mesure à la conscience que nous avons de cette vie.

Dans un pays en paix, on ne veut pas de la douleur, on ne veut pas de la souffrance, on ne veut pas se lancer dans l’imitation du christ. La souffrance on veut l’éradiquer, un point c’est tout. Et la mort aussi.

En 1942, Etty Hillesum notait dans son journal : « il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l’Eternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d’être. » Elle écrivait aussi que « le grand obstacle, c’est toujours la représentation et non la réalité » et que «  la représentation de la souffrance (qui n’est pas la souffrance, car celle-ci est féconde et peut vous rendre la vie précieuse), il faut la briser. » 

Des Etatsuniens veulent éradiquer le virus en le tuant avec des armes, mais il faudra tuer l’humanité avec, car le virus est entré à l’intérieur de nous, buvez et mangez, ceci est mon corps, ceci est notre corps, notre nouveau corps, nous devrons muter pour ne pas disparaître, nous devrons apprendre à penser l’impensé.

Nos chambres deviendront des lieux de friction où il faudra démêler les fictions qu’on nous raconte, démêler l’envers de l’endroit, le possible de l’impossible, le côté pile du côté face. Et nous serons en guerre pour récupérer nos vies, comme l’a déclaré Annie Ernaux dans une lettre au Président sur France Inter.

Et je me dis :

Qu’en aurait dit le fils médecin du pasteur de la Porte Ouverte ?

Je pense à ces vers d’Apollinaire que j’avais appris par cœur étant très jeune, des vers auxquels je ne comprenais rien :

Rien n’existe que ce qui n’est pas encore

Près du passé luisant demain est incolore

Il est informe aussi près de ce qui parfait

Présente tout ensemble et l’effort et l’effet

Nous aimerons les obstacles mis à la compréhension, les livres trop difficiles pour notre âge, les défis qu’il importe de relever, nous détesterons les résumés et les raisonnements simplistes. Nos cœurs bougeront comme nos portes.

Dans ma chambre, quand j’ai eu une chambre à moi, j’ai commencé à écrire, j’écrivais des poèmes d’amour. Pour quels destinataires, je ne saurais le dire, aujourd’hui ces poèmes pourraient s’adresser à n’importe qui, à ceux et celles qui s’offrent pour sauver des vies, à ceux et à celles qui ont appris le métier de subir, de ces poèmes et de cette première chambre, il ne reste plus que le pur sentiment d’aimer, ou le désir d’aimer, ou la souffrance d’aimer, ou la peur de ne pas assez aimer.

Et je me dis :

Parmi toutes les libertés qu’on nous a prises, ne nous reste-t-il pas celle d’ouvrir et de fermer nous-mêmes nos propres portes ?

Je me souviens d’une expo vue dans le monde d’avant, le monde d’avant le Grand Confinement. C’était à la Friche Belle de mai à Marseille, une expo de Bettina Rheims, des photos et des paroles récoltées dans des prisons de femmes. L’une elle avait écrit :

« Mon rêve, c’est d’ouvrir et de fermer une porte moi-même ».

Lydie Parisse

 

Illustration de Lydie


Derniers ouvrages parus : L’Opposante de la presqu’île (roman) : www.domens.fr Les voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain : librairie@classiques-garnier.com


 

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Lydie Parisse est écrivaine, metteuse en scène, plasticienne et maîtresse de conférences à l’université de Toulouse 2. Elle vit entre Toulouse et Sète. Depuis 2009, elle a publié à l’Entretemps et aux éditions Domens cinq pièces de théâtre et un roman qui vient de paraître, L’Opposante de la presqu’île, ainsi que cinq essais aux Classiques Garnier sur la littérature et l’écriture dramatique moderne et contemporaine (dont Beckett, Lagarce, Novarina), le dernier ayant pour titre Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain. Sa recherche théorique et sa pratique artistique sont intimement liées. Depuis quelques années, elle s’intéresse aux chambres : un thème transversal qui s’invite dans ses textes, ses réalisations plastiques, ses spectacles. La question de la vie intérieure face à l’extrême, et d’un certain lexique tombé en désuétude pour la décrire, affecte sa recherche transdisciplinaire, qui s’intéresse notamment aux philosophies de la voie négative et à ses liens avec l’individu contemporain.