Un de nos contributeurs, Alain Barlatier, ancien responsable de la FSU 13, est l’auteur de cet entretien avec Carla Bully, professeur(e) de philosophie au lycée Victor Hugo à Marseille (3ème arrondissement), militante syndicale. L’enseignante porte un regard pénétrant sur les conséquences sociales de la pandémie, la situation des élèves, la difficulté à exercer son métier en période de confinement …et mille autres choses encore.


 

Alain Barlatier : Peux-tu présenter les conditions de ton enseignement dans ce lycée qui a fait partie des trois lycées d’enseignement général et technologique de Marseille à avoir été placés en Zone d’Education Prioritaire (quand ce label existait encore dans l’Education Nationale) ? `
 
Carla Bully : Je suis TZR (titulaire sur zone de remplacement) en philosophie. Victor Hugo est ma deuxième affectation à Marseille, et en zone d’éducation prioritaire (l’année dernière j’avais un service sur les Lycées Diderot et Jean-Perrin). En ce qui me concerne, d’un point de vue militant et « philosophique » si je puis dire, l’enseignement en zone d’éducation prioritaire résonne parfaitement avec l’idée que je me fais de la mission de service public d’enseignement.
 
Concernant les conditions d’enseignement à Victor Hugo plus généralement, il me semble important de distinguer 2 choses :
 
– les conditions matérielles et pratiques inhérentes à des situations d’établissements singulières : espace, moyens et aménagements.
– et la situation au regard de l’étiquette dont tu parles « d’éducation prioritaire ».

 

Bien sûr, ces deux éléments se recoupent et sont souvent consubstantiels. Néanmoins, pour comprendre la spécificité de Victor Hugo, il est important de distinguer les deux pour mieux pouvoir les articuler. Nous enseignons donc dans un lycée du centre-ville, dans des locaux historiques typiques de la IIIème République (même si ces derniers ont été reconstruits en partie après la 2nde guerre mondiale suite aux bombardements allemands) : on a donc une construction de briques, dans laquelle se succèdent 3 cours, des coursives étroites qui donnent sur ces mêmes cours, à la manière des anciennes écoles communales. On a donc un lieu familier à celles et ceux qui ont évolué dans ces bâtisses.
 
À l’inverse, cet espace « historique » comporte des écueils et des limites qui rendent une pratique d’enseignement compliquée : les espaces extérieurs sont étroits (il est difficile par exemple de se déplacer dans les coursives entre deux cours). Les salles sont très hautes de plafond, ce qui rend l’acoustique très mauvaise. Elles sont également mal isolées du bruit extérieur et des variations de température. Tous ces éléments, fréquents au demeurant dans les vieux lycées, le rendent parfois plus fatigant que la moyenne.
 
D’autre part, et surtout : son étiquette « ex-ZEP » et sa zone géographique de recrutement (essentiellement les quartiers pauvres du centre-ville 1, 2, 3 mais aussi 14, 15) font que c’est un lycée qui fait l’objet d’une stratégie d’évitement des familles, mais quelque part aussi des pouvoirs publics (le label ZEP ouvrait droit à des dotations particulières). A contrario, l’abandon de cette qualification a pour conséquence une baisse de moyens alloués à ces établissements, qui se retrouvent donc à composer avec un budget trop maigre au regard des difficultés qu’ils rencontrent (surpopulation, locaux inadaptés, fond de solidarité restreint…)
 
Pour être plus spécifique, c’est un lycée qui est surpeuplé par rapport à sa capacité d’accueil: un peu plus de 1200 élèves à la rentrée de septembre (dont 250 en BTS). Il y a l’équivalent de deux classes de seconde « en dépassement » par rapport à la capacité théorique. Cela fait beaucoup de monde pour un petit espace. Je ne parle pas de la taille de la salle des profs, un couloir de passage dans lequel il est impossible de travailler et qui est largement sous-dimensionné pour le nombre d’enseignants (environ 130).
 
 
AB : Il est souvent dit que Victor Hugo est un lycée de pauvres dont les élèves viennent en majorité du troisième arrondissement (un des plus pauvres de France) et d’une partie des quartiers nord (malgré une légère modification récente de la carte scolaire). Qu’en est-il vraiment ? La conséquence de l’existence de ce ghetto social n’est-ce pas aussi la création d’un ghetto culturel ?
 

CB : En effet, comme je l’ai dit plus haut, c’est un lycée qui recrute principalement dans les secteurs pauvres du centre-ville, qui de ce point de vue n’a pas tout à fait les mêmes conditions matérielles d’existence que les tristement célèbres quartiers nord qu’on invoque souvent pour parler des quartiers pauvres. Je ne suis pas spécialiste en sociologie urbaine ou en politique de la ville, mais l’habitat du centre a d’autres problématiques que les quartiers nord, en termes de délabrement et de promiscuité : on l’a vu lors des effondrements de la rue d’Aubagne : tout à coup, la lumière a été faite sur les conditions de vie indignes et de pauvreté extrême du centre-ville (bien sûr cela vaut pour les quartiers nord, mais ça « on savait », sans rien faire pour autant).
 
Il y a donc d’emblée un paradoxe (au regard des autres villes françaises) et qui est intéressant à relever eu égard à la situation spécifique de Marseille : on peut avoir un lycée de centre-ville et être marginalisé et ségrégué : d’ailleurs les lieux parlent d’eux-mêmes : le lycée Victor Hugo a été construit au début du siècle dernier sur un ancien cimetière, et a toujours accueilli les milieux très modestes du quartier : enfants d’ouvriers, cheminots, petits commerçants… Il y a une mémoire des lieux qui les dépasse parfois.
 
De même, on a l’impression que le lycée s’est fait « grignoter » par la gare : est-il « normal » d’enseigner dans ces conditions ? Un tel aménagement urbain aurait-il été pensable avec un lycée comme Thiers ou Saint-Charles, pourtant voisins ? Aurait-ce  seulement été acceptable ? Il me semble que c’est bien parce que c’est un « lycée de pauvres » que tout cela a été possible. Et cela interroge sur la place qu’on donne à ces lycées dits « d’éducation prioritaire » : qu’est-ce qui est prioritaire alors ? la reproduction des inégalités ? la précarité ? le déterminisme social ? l’invisibilisation ? On se le demande.
 
 
B : Venons en maintenant aux conséquences de la pandémie sur les élèves et leurs familles. Comme pour tous les lycéens de France, les cours sont suspendus depuis le 16 mars, quel bilan peux-tu tirer de ce qui a été appelé la « continuité pédagogique », comment s’est passé cet enseignement à distance ? As-tu constaté une fracture numérique importante pouvant remettre en cause le principe d’égalité au regard des missions d’éducation de l’Etat ?
 

CB : Là aussi, on ne peut pas déconnecter la situation sanitaire du contexte économique et social des familles et des élèves que nous avons en charge. Le samedi 14 mars, j’ai été confrontée comme beaucoup d’enseignants à la bizarrerie de la situation : c’était un dernier cours, un presqu’adieu, avec son lot d’incertitudes et d’inquiétudes. Des élèves m’ont demandé « est-ce qu’on va tous mourir ? », d’autres ont réagi : « ce n’est pas un peu abusé tout ça Madame ? »… Donc on s’est dit au revoir, en s’assurant de se donner des nouvelles.
 
Puis, est venu tout ce délire autour de la continuité pédagogique, et les discours de notre ministre, J-M Blanquer, sur qui on peut compter pour déblatérer avec tous ses éléments de langage, aussi loin du métier d’enseignant que je suis loin de savoir vraiment comment cueillir des fraises. Concrètement, qu’est-ce que cela a produit cette « idée » de la continuité pédagogique, pensée sous la forme de la continuité des services publics ? Eh bien apparemment, cela consistait à faire comme si tout était normal, considérer que « joindre » nos élèves à distance était une évidence, que tous les moyens techniques à notre disposition n’attendaient que d’être utilisés pour fonctionner.
 
Résultat : lundi 16 au matin ainsi que les jours suivants on a assisté à un plantage en règle de nos outils habituels, Pronote (logiciel de vie scolaire), Atrium (Environnement Numérique de Travail), classe virtuelle du CNED fraîchement sortie du chapeau. Comment penser que tous les lycéens et enseignants allaient pouvoir se connecter en même temps sur ces plateformes ?
 
Nos mails académiques et personnels ont explosé d’informations, de sollicitations. Les deux premières semaines ont été très intenses, nous n’avons pas compté nos heures. En ce qui me concerne, j’ai été très en colère, à la fois contre cette communication venant d’en haut, si désincarnée et méconnaissant la réalité de nos métiers — et contre les pouvoirs publics de manière générale qui continuent à laisser à l’abandon les « quartiers » et leur population.
 
De ce point de vue, comment mettre en œuvre cette pseudo-continuité pédagogique quand nos élèves sont laissés-pour-compte du système qui continue à jouer contre eux ? Tu parlais de fracture numérique, on est en plein dedans à Victor Hugo : au-delà de la situation familiale et sociale que j’évoquais, les élèves sont souvent dans des espaces et lieux de vie où il est impossible de se concentrer ; par ailleurs, la plupart n’ont qu’un téléphone (dans le meilleur des cas, un smartphone) pour travailler : mettons-nous un peu à leur place : recevoir un polycopié, des consignes, des mails, travailler sur un téléphone : c’est étroit, étriqué, ça manque d’espace…
 
La réflexion nécessite une prise de distance : c’est un peu la tarte à la crème, mais arrive-t-on vraiment à penser et à travailler sur des écrans de téléphones ? Et puis ne parlons pas des connexions si fragiles et si limitées.
 
Du point de vue des enseignants, je crois que quand on aime enseigner, cette désincarnation du lien par les classes virtuelles, est très dure à accepter : souvent, les élèves ne se montrent pas ou ne parlent pas ou beaucoup moins que dans une situation de classe : ce mode de communication est intimidant, et dans le cas des situations que j’évoquais plus haut, c’est une voie d’accès à l’intime que les élèves préfèrent garder à distance du lycée. Parfois, à l’inverse, ça leur permet de maintenir un lien symbolique et affectif avec leurs enseignant.e.s . C’est très variable, mais on voit bien que c’est une situation qui ne peut pas se normaliser, et si l’outil numérique peut être un soutien dans certains cas, il comporte également des limites et des dangers.
 
 
AB : Sur le plan économique, les familles en situation de précarité ont été encore plus fragilisées au point d’avoir du mal à subvenir aux besoins essentiels dont celui de l’alimentation. Comment cela s’est-il traduit chez vous ?
 
 
CB : Nous avons mis en place très tôt une cagnotte à destination de nos élèves : parce que nous avons pensé à leur condition de confinement, parce que nous connaissons pour la plupart leur situation familiale et sociale et combien ils ont besoin d’aide. Les fonds récoltés servent autant à l’achat de forfaits 4G pour les élèves qui seraient « déconnectés » à leur insu de l’école, qu’aux besoins liés à la subsistance : et nombreux sont dans ce cas. Ces initiatives ont d’ailleurs fleuri un peu partout dans les établissements les plus défavorisés.
 
La démarche solidaire, qui apparaît comme une évidence à celles et ceux qui sont sur le terrain, vient « compenser » la situation qui n’était déjà pas normale, se substituer à une action qui appartient normalement aux pouvoirs publics. Il serait temps que certain.e.s prennent leurs responsabilités. Avons-nous beaucoup entendu parler de notre maire ? S’est-il soucié de sa population ? L’abandon par les pouvoirs publics de ses administrés est une honte dont j’espère que nous nous souviendrons pour le deuxième tour des municipales.
 
Nous en sommes donc à nous arranger localement avec ce que l’on a. Notre direction a par exemple distribué les tablettes non employées à destination des élèves sans équipements afin de leur permettre de garder le lien. Cela nous est apparu une réponse indispensable à la distanciation provoquée par le confinement… et aux inégalités. Mais là aussi, est-ce acceptable d’être renvoyé à nos responsabilités individuelles, et de fonctionner comme ça ?
 
Je prends un autre exemple : les contrôles de police quant aux déplacements des individus. J’ai été très choquée de voir que les habitants des « quartiers » ont été ciblés et stigmatisés comme étant peu respectueux des règles du confinement. Nous avons d’ailleurs également réagi, soutenus par nos cheffes d’établissement, quand certain.e.s de nos élèves ont été verbalisé.e.s à plusieurs reprises pour s’être déplacé.e.s sans attestation pour pouvoir aller chercher une connexion chez des parents qui avait un équipement informatique.
 
Là aussi : imaginons un peu ce que constitue ce contrôle des populations, et l’occasion rêvée de cibler les plus démunis, quand nous il nous est si facile, à nous, d’imprimer une page, d’avoir du papier, et de rédiger pour nos déplacements quotidiens, une attestation d’une page à la main. Là aussi j’étais en colère. Je ne veux pas faire du misérabilisme ou stigmatiser par des bons sentiments des personnes perçues comme « fragiles ». Mais il faut se rendre compte à quelle réalité sont confrontés les enseignant.e.s d’établissements classés ZEP/REP/REP +/zone de prévention violence et autre « Politique de la ville », etc : tous ces acronymes qui révèlent une particularité qui est censée être l’objet d’une attention particulière et qui font l’objet d’un abandon si particulier lui aussi.
 
Et à l’heure où notre gouvernement considère qu’on ne travaille pas ou qu’on pourrait aller dans les champs, il est important de rappeler que le service public d’éducation tient uniquement grâce à l’engagement sans faille des personnels qui sont mobilisés quotidiennement pour les élèves, et dont les misions excèdent largement une mission pédagogique.
 
 
AB : Comment les enseignants réagissent-ils face à ce problème (les insuffisances de l’Etat, des collectivités locales) qui est aussi un problème politique ?
 
 

CB : Pour compléter ce que j’ai dit précédemment : il est intéressant de constater que l’initiative solidaire dont je parlais a été très suivie, par les collègues et personnels du lycée mais au-delà : cela prouve qu’en temps de crise la solidarité informelle est capable de se mettre en place, et se double (dans le meilleur des cas) ou remplace les logiques institutionnelles.



AB : Vous vous êtes engagés dans une démarche de solidarité active au-delà de vos missions de fonctionnaires, comment cela s’est concrétisé ? Cette démarche consiste à pallier les manquements de la puissance publique. Quel est le message que vous lui adressez par ailleurs ? Quel lien établis-tu entre cet engagement et ton militantisme syndical ?
 
 
CB : Je pense que quand on est militante syndicale on est peut-être davantage sensible aux « manquements » de l’institution vis-à-vis de ses travailleurs, ou des personnes qu’elle a dans son sein. Le militantisme syndical permet de pointer ces carences, et d’y apporter un éclairage et dans le meilleur des cas, des solutions.
 
Dans le cas de cet engagement, il me semble que c’est la même démarche : voir les inégalités se creuser encore davantage sans qu’aucune réponse politique ne soit donnée est révoltant : pour donner un exemple, que la date d’un retour à l’école soit fixée le 11 mai sous prétexte que cette situation génère des inégalités est d’une hypocrisie sans nom : les inégalités ne sont qu’éclairées par la crise mais elles étaient déjà là : et nous nous luttions contre la réduction des moyens alloués à l’éducation, à la perte des postes, à la surcharge des classes, à la fermeture des sections, à la précarisation de nos conditions de travail.
 
Où étiez-vous Monsieur le Ministre, Monsieur le Président de la République quand les enseignants et les autres fonctionnaires et travailleurs étaient dans la rue pour protester contre la sape du service public ? Où étiez-vous quand nous avions fait grève dans le cadre du mouvement « touche pas à ma ZEP » ? : nous, nous étions déjà là et nous demandions à ce que notre institution, mais aussi notre système politique et républicain regarde en face les inégalités qu’il produit. C’est là je crois que se situe le lien entre engagement et syndicalisme : c’est une affaire politique, encore et toujours.
 
Dans le même temps, engagement et syndicalisme ne sont pas toujours sur les mêmes modalités d’action : certaines formes de syndicalisme — et c’est le cas du SNES auquel j’appartiens — s’attachent à lutter dans le cadre de ses mandats et dans un cadre réglementaire. Parfois, cela peut amener à des contradictions subjectives, que j’assume : faire des cagnottes solidaires, appeler les élèves sur leur téléphone pour savoir de quoi ils ont besoin, quantifier leurs besoins : ce n’est pas « réglementaire », et donc ça peut créer une situation ambiguë du point de vue du syndicalisme.
 
Pour autant, en ce qui me concerne, il me semble que cette contradiction est nécessaire. Car on ne peut pas résoudre tous les problèmes par un rapport de force institutionnel et syndical : les modalités d’action qui naissent d’une soudaine prise de conscience du collectif sont riches et dynamiques ; et elles nourrissent le militantisme syndical.
 
On ne peut pas faire l’économie de ces mouvements spontanés qui sont aussi porteurs d’espoir et qui élargissent ce qui est « commun » « partagé » à une autre sphère. D’ailleurs, on a pu le voir au lycée : les collègues qui se sont sentis concernés par cette démarche ne sont pas du tout exclusivement les militants syndicaux. Et même, pour certain.e.s, ce ne sont pas des personnes qui ont fait grève cette année pour la réforme des retraites.
 
On peut le déplorer, on peut simplement le constater, quoi qu’il en soit ça interroge. Il faut le penser positivement, comme une élaboration qui, quelle qu’en soit la forme, a des effets concrets pour ce dont on se soucie, et est articulable à d’autres engagements et d’autres formes de lutte.
 
 
AB : Longtemps, les enseignants ont été considérés comme des « militants » actifs de la République sociale (on parlait alors des hussards de la République agissant notamment contre l’obscurantisme religieux, de leur implication dans les réseaux de la Résistance puis les mouvements d’éducation populaire…). Penses-tu que c’est toujours le cas à l’instar des mouvements de solidarité qui se développent ?
 

CB : Pour compléter ce que j’ai dit plus haut, je pense qu’il ne faut pas mésestimer une certaine forme de lassitude des enseignant.e.s vis-à-vis de la lutte, ou des modalités d’action traditionnelles proposées par le syndicalisme ou l’action politique. On le voit, dans les salles des profs certain.e.s ne font plus grève car « ça ne sert à rien », « j’ai donné ça n’a jamais rien apporté, au contraire on perd chaque jour plus encore ». Il est clair que dans la forme politique dans laquelle nous sommes, le dialogue social est entravé : à quoi cela est dû ? Je n’aurais pas la prétention de pouvoir l’expliquer, en tout cas j’en vois les effets.
 
Pour moi il y a quand même un horizon : la capacité à voir dans l’institution quelque chose de dynamique : nous en avons presque perdu le sens « pédagogique » : je reconnais que c’est un peu un poncif, mais par exemple l’institution des enfants, dans son sens premier, c’est le fait de les accompagner dans le développement de leurs facultés et capacités en respectant leur mouvement naturel. Rousseau en fait une explication assez instructive dans Émile ou de l’éducation : éduquer, instituer cela ne peut pas être conformer un individu à des attentes et des normes sociales.
 
Tout au contraire, « l’instituteur » doit respecter la nature de l’enfant et l’accompagner, au mieux la guider, mais pas la contrôler, car ce serait se méprendre sur la nature de l’humain qui est en soi une fin et pas un moyen ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’humain ne peut pas apprendre à être libre car la liberté est dans sa nature propre : au mieux l’éducation, l’institution peut l’accompagner dans la recherche de sa liberté.
 
Tout ça pour dire que si nous parvenons à redonner du sens à l’institution qui nous emploie on peut peut-être « retrouver » un désir de la représenter de manière militante. Mais peut-être que nous nous rapportons à elle comme ce qu’elle est devenue comme institution « déjà bien instituée » : des murs, quelque chose de posé, d’immuable, de référentiel et principiel, plus assez interrogée dans ses fondements. Peut-être qu’il faudrait continuer à la travailler pour ce qu’elle devrait être : un mouvement en train de s’accomplir, un geste, des pratiques à définir et retravailler à chaque moment.
 
Évidemment cela ne tient pas qu’aux profs qui réinventent toujours des moyens de continuer à endosser leurs fonctions même avec moins de moyens. Mais la réponse doit être aussi politique : ce mouvement d’institution ne peut pas se faire uniquement de la base vers le haut, mais il faut aussi qu’en haut ils veuillent bien travailler avec le bas, et qu’il y ait une volonté de ne pas s’enfermer dans des logiques budgétaires, « efficaces », technologiques.
 
C’est le problème d’une politique libérale qui a infusé depuis longtemps déjà et qui ne pense plus le collectif comme une finalité mais qui renvoie les individus à eux-mêmes, isolés, et oubliés entre ces quatre murs de béton qu’on appelle école, lycées, bureaux de vote, etc.. Mon propos est sans doute idéaliste et on me taxera bien volontiers de « prof de philo ». Néanmoins, je crois qu’il y a quelque chose à penser qui est rapport avec cette rigidification institutionnelle. Et on a quelque chose à faire bouger.

 
Propos recueillis par Alain Barlatier
SOURCE Blog « conversations de mon quartier et d'ailleurs » 15/04/2020
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