Le parti Vox s’est effondré quasiment de moitié lors du récent scrutin de renouvellement du parlement espagnol. Le parti sondagier et médiatique avait pourtant déjà acté son arrivée triomphale au pouvoir, allié aux conservateurs du Partido popular. Réflexions


 

On est ici pour parler d’Espagne. Pourtant, on s’autorisera à entamer cet article par une longue parenthèse ; n’ayant apparemment rien à voir.

Objet de ce détour : à la suite du meurtre de Nahel à Nanterre, un agitateur de l’extrême droite française lançait une cagnotte de soutien au policier tueur. Pendant une poignée de semaines, à toute heure et tous les jours, dans les médias ou sur les réseaux sociaux, impossible d’échapper au suivi de cette cagnotte, en continu. Certes, l’idée n’était pas forcément de l’encourager, voire plutôt répercuter l’embarras suscité par son caractère monstrueux. N’empêche : ce tumulte médiatique lui assurait une puissante promotion, de fait.

Poursuite de la parenthèse : à peu près dans la même période, les journaliste du JDD menaient une grève de six semaines, jamais vue, pour résister à la main-mise de l’extrême droite sur leur rédaction. Ces grévistes lançaient une cagnotte (laquelle, d’ailleurs, a pas mal fonctionné, merci). Qui en a entendu parler ? Bien peu de monde à l’extérieur des réseaux militants. Une cagnotte anti-fasciste, cela aura peu percuté dans les médias… Bah, un machin de syndicalistes, assez classique.

Fin de la parenthèse : est-ce à dire que les médias sont manipulés, voire complotent sciemment en faveur de l’extrême droite ? Ce serait bien trop simple. En revanche, n’existerait-il pas un “storytelling” médiatique, un discours obligé préformaté, discours assujetti, entre autres, à une dictature de l’émotivité ? Une dictature qui s’emballe par contrecoup de l’hystérie débridée sur les réseaux sociaux, et que régissent les règles aberrantes de concurrence entre médias de l’immédiateté : un traitement de l’info le plus rapide possible, en y mettant le moins de moyens possibles. Outre ce cas des cagnottes, nous pourrions en citer bien d’autres où nous aurons suspecté qu’une fascination du pire fut à l’œuvre, qui se solde en retour par une fascisation du réel.

Conclusion de la parenthèse : les médias, et finalement très concrètement les journalistes, feraient bien de procéder à un examen critique des modes de construction de leurs discours ; renoncer au cache-sexe de leur référence pathétique à une illusoire – du moins très insuffisante – « objectivité des faits ».

Justification de la parenthèse : on pensait à ce genre de choses, juste à l’issue des dernières élections tenues en Espagne le 23 juillet dernier. Depuis des mois, tous les sondages, tous les médias, tous les réseaux sociaux y annonçaient la victoire inéluctable du bloc de droite. Une victoire assurée par l’apport du parti d’extrême droite Vox, en pleine ascension, et en situation d’alliance avec le PP, Partido Popular, conservateur traditionnel (mais historiquement issu des rangs franquistes, à la mort du caudillo en 1975 – il est toujours bon de le rappeler). Cette victoire assurée n’allait-elle pas dans le sens de la vague de fond des forces populistes de droite, ou néo-fascistes, illibérales, etc, quasiment partout en Europe ?

Finalement, cela ne s’est pas produit. Fort de 52 députés jusque-là, le parti d’extrême droite s’est réveillé, le lendemain du scrutin, avec un groupe parlementaire ratatiné à 33 députés. Quant à la fête devant le siègle du PP à Madrid, elle fut famélique, et pourrie par l’attente désespérante de l’allocution, extrêmement tardive, du président du parti, Alberto Núñez Feijóo. Dès le lendemain, l’imparable discours médiatique se déchaînait à propos de la « surprise » que constituait l’échec du bloc de droite à obtenir une majorité, et l’effondrement de Vox. Cultiver la « surprise » ; bonne vendeuse. “Mediatic, as usual”. Mais dans les colonnes, on peinait à dénicher un article qui esquissât quelque examen autocritique sur les responsabilités et les limites du discours journalistique précédant le scrutin.

Cette consultation avait semblé s’engager, il est vrai, sous les pires auspices pour le chef du gouvernement sortant, le socialiste Pedro Sánchez. Peu auparavant (le 28 mai), une précédente consultation électorale générale, combinant les municipales et les régionales, avait tourné à la déroute. Fatiguées par un enracinement localier de longue date, les équipes en place étaient remerciées. Et les Espagnols ne manquent pas de raison de se plaindre du cours des choses : une inflation implacable, des tarifs de l’énergie hallucinants, la poursuite des ravages scandaleux des prêts immobiliers conclus par des mises à la rue de familles entières (cent expulsions sont toujours effectuées chaque jour dans le pays). Pourquoi pas changer ?

Quant au parti Vox, de création récente (2019), il bénéficie de cet effet de nouveauté, et cultive la haine des immigrés, commune à toute l’extrême droite européenne. Il exploite et attise aussi la vive antipathie de l’opinion espagnole à l’encontre des souverainismes basque et catalan. Les dirigeants de Vox prônent carrément l’interdiction des partis indépendantistes correspondants, fussent-ils majoritaires en voix, comme c’était le cas au parlement catalan. Cela non sans accuser Pedro Sánchez, président socialiste du gouvernement espagnol, d’être traître à l’unité de la patrie. Ne devait-il pas déjà sa faible majorité qu’à l’appui, au moins par voie d’abstention, de la poignée de députés indépendantistes siégeant au parlement à Madrid ?

Le même déchaînement réactionnaire vise quelques réformes sociétales audacieuses touchant aux questions de genre. Bien entendu, il ne manque pas de leaders du PP pour embrayer dans le même registre, façon LR français. En embuscade, la maire fracassante de Madrid, Isabel Díaz Ayuso, du PP, n’est pas sans rappeler les accents castillans d’un Donald Trump.

Comment donc expliquer le retournement de situation, au moins partiel, survenu entre le 28 mai et le 23 juillet ? Redoutable manœuvrier, Pedro Sánchez jouait le coup de poker d’une dissolution du parlement à l’issue de la déroute aux municipales et régionales. L’effet coup de fouet aura joué. Un certain électorat s’est réveillée. Une gauche plus sociétale, moins partidaire, urbaine et juvénile, a pris la mesure de ce que pourrait signifier une installation de Vox en position clé à la tête de l’État.

Le souvenir d’une guerre civile et de quatre décennies de dictature fasciste continue de travailler le tissu mémoriel espagnol (c’est plus lourd que quatre années de collaboration avec le régime nazi en France occupée). Or, Vox en a tous les relents. À rebours, un large pan de la population, bien au-delà des activistes, est fier de la nouvelle modernité sociétale espagnole — par exemple une politique de prévention des féminicides, dont les succès sont souvent cités en exemple à l’international.

Sur un tout autre terrain, il faut noter que la composante de gauche radicale, participant de plain-pied au gouvernement de Pedro Sánchez, a pu y imposer de spectaculaires réévaluations du salaire minimum et des pensions de retraites, ou encore de drastiques réductions des tarifs des transports. Alors que Podemos s’est épuisé dans les compromis des palais ministériels, pour mieux revenir aux démons groupusculaires, une nouvelle plateforme s’y est substituée. Elle s’appelle Sumar [en français : « rassembler, additionner »]. Elle est vigoureusement conduite par la ministre sortante du Travail, la communiste Yolanda Díaz, appuyée par d’Ada Colau, ex-maire de Barcelone. Sumar a sauvé les meubles, en s’imposant à jeu égal avec l’extrême droite.

Enfin il a fallu compter avec le comportement des nouveaux élus locaux de Vox. Arrivés aux affaires en mai, ils se sont offert une cuite d’initiatives à leur image. À Valence, ils ont exigé le retrait de la bannière LGBT placée au fronton de la mairie pour la marche des fiertés. Dans cette même région et aux Baléares, ils ont balayé les politiques de soutien à la langue catalane (qui y est pratiquée), alors que le catalanisme y est souvent tout traditionnel. À Tolède, ils ont fait rayer de la programmation du théâtre une pièce de Lydia Cacho, journaliste et activiste mexicaine, internationalement reconnue pour sa défense ulra-risquée des droits des femmes et des enfants exploités sexuellement par les réseaux corrompus de son pays.

Dans plusieurs régions, le virilisme affiché par Vox a fait supprimer les délégations à l’égalité hommes-femmes dans les organigrammes des instances nouvellement élues. Enfin, sous les risées, c’est la suppression des pistes cyclables qui a été actée dans plusieurs villes. Plus grotesque t’imagines pas. En Espagne l’opinion publique reste très sensible à ce genre de provocations, qui passent presque inaperçues dans la France du RN « dé-diabolisé ».

Enfin, Vox s’annonçait fort de relancer les vives tensions liées à l’indépendantisme en Catalogne. Cela alors qu’au prix de timides concessions, Pedro Sánchez était parvenu à répandre divisions et démoralisation au sein du camp souverainiste catalan, apaisant ainsi les inquiétudes des Espagnols, que ce conflit effraie.

C’est d’ailleurs dans cette région autonome — ou « nation non reconnue » diraient de nombreux Catalans — que les résultats du 23 juillet auront été les plus spectaculaires. Cela à deux niveaux. Premier niveau : celui des urnes proprement dites. Bon nombre des électeurs indépendantistes, trop déçus ces dernières années, notamment par les compromis passés avec Sánchez, se sont abstenus. Mais d’autres, plus nombreux, ont pensé sauver l’essentiel en barrant la route au PP et à Vox, quitte à contribuer à un triomphe du PSC, parti socialiste catalan succursale du PSOE, fût-il honni par ailleurs. Résolument « espagnoliste », anti-indépendantiste, il vient encore d’aller jusqu’à pactiser avec le PP, pour voler aux indépendantistes leur victoire historique aux municipales de Barcelone.

N’empêche : de manière inouïe, le PSC a été remis en selle comme premier parti de Catalogne, et la gauche radicale de Sumar comme seconde force. Une grande part de l’indépendantisme se réclamant progressiste, la Catalogne reste la région d’Europe qui vote le plus fortement à gauche.

Deuxième niveau où les résultats électoraux catalans ont un effet spectaculaire : celui des tractations de couloirs. Car même rudement sanctionnés, les partis indépendantistes catalans, leurs députés élus pour aller siéger à Madrid, s’y trouvent en position de faiseurs de roi.

Notamment les sept députés de Junts per Catalunya (centre droit indépendantiste) ont déclaré que leur unique préoccupation était de défendre leur propre pays (la Catalogne), et non d’aider les partis espagnols à s’arranger pour gouverner cet autre pays, hostile, qu’est à leurs yeux l’Espagne. Or l’ancienne majorité de Pedro Sánchez compte aujourd’hui 171 députés, à égalité avec le bloc de droite PP-Vox. La majorité est à 176. Seul le ralliement de Junts permettrait au chef de gouvernement sortant à Madrid, le socialiste Sánchez, de faire basculer la balance en sa faveur.

Cela ne peut s’envisager qu’au prix de la satisfaction de certaines de leurs attentes. Junts réclame l’organisation d’un référendum sur l’indépendance (comme il s’en est organisé à plusieurs reprises en Écosse ou au Québec, dans des démocraties parfaitement apaisées). Également une amnistie des leaders catalans (dont certains ont été relâchés, mais seulement au titre d’une grâce). Le propre président élu de Catalogne, Carles Puigdemont, leader de la formation Junts per Catalunya [Ensemble pour la Catalogne], est toujours contraint de vivre en exil, à Bruxelles, tentant de jouer de sa position de parlementaire européen pour influer sur les instances communautaires.

Immédiatement, Pedro Sánchez rétorque que ces deux exigences — référendum et amnistie — sont contraires à la constitution espagnole. Basiquement, cette fameuse constitution est issue du pacte civil conclu à la sortie du franquisme. Les indépendantistes catalans rétorquent, à leur tour, que ce texte recèle un fort relent réactionnaire, que véhicula le personnel politique issu de la dictature, quand il se rallia au pacte de la fin des années 70. De même, la gauche radicale, sans être aucunement indépendantiste, considère légitime l’issue politique qui passerait par un référendum en règle et une amnistie tournant la page du traitement seulement répressif et judiciaire du souverainisme catalan.

Gérard MAYEN

 

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.