Lydie Parisse confinée signe un second texte de sa chambre. Comme une bouffée d’air circulant de l’intérieur vers l’extérieur ou dans l’autre sens. Les mots de l’écrivaine nous hissent à la hauteur où l’on peut voir et sentir quelque chose de ce monde.
Journal de Lydie Parisse
Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, les Pyrénées sont apparues à la fenêtre hier matin, blanches le long de l’horizon. Pour les gens d’ici, quand on voit les grands glaciers, c’est mauvais signe. La météo annonce du beau temps partout, sauf dans le Lauragais, me dis-tu. La tempête a sifflé toute la nuit, elle continue de faire rage ce matin, en ouvrant les volets je découvre le magnolia tordu par le vent, et le sapin, qui n’a jamais pu épaissir son feuillage, incliné à l’horizontale. Ce matin, la chaîne de crêtes enneigées est toujours là, suspendue entre terre et ciel, enchâssée sur une montagne invisible, une masse d’ombre d’un bleu grisâtre. Ces glaciers aux neiges éternelles pourraient bientôt ne plus l’être. Annonce des fontes à venir, des sécheresses et des pluies torrentielles, du paysage défiguré. Et celui qui se dit l’« Élu » précipite la chute des grands glaciers polaires qui engloutira nos descendants. Nous nous sommes échappés de l’éternité, nous n’y reviendrons plus.
Et je me dis :
Et si le Grand Confinement tendait un miroir à ce que sont devenues nos vies myopes ?
Dans ma chambre, hier matin, j’ai appelé ma tante, qui fleurit dans les Vosges les tombes de ses parents, elle a reçu la visite de sa voisine, les cimetières seront fermés en prévision du dimanche des Rameaux, les gendarmes distribuent des topics à l’entrée des cimetières, le culte des morts ne figure pas parmi les déplacements dérogatoires autorisés.
Et je me dis :
Pâques approche, les Français achèteront-ils des œufs en chocolat ?
Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, nous voici astreints, pour les privilégiées dont je suis, au temporaire renoncement au monde, à la clôture les yeux ouverts. Nous y sommes astreints, non pas pour notre plaisir, mais pour épargner le corps social. Et je me dis que cette clôture négative – nous ne nous enfermons pas pour prier, comme les moines – est peut-être une épreuve de déconditionnement, de décloisonnement du regard. On nous demande de renoncer au monde, pas au bonheur. En restant sur place, nous sommes partis. Où ? Nul ne saurait le dire. Ce sont nos habitudes qui se sont détachées de nous. Nous restons en suspens, dans un voyage immobile, « solitaires solidaires », comme dirait Camus, dont La Peste fait fureur. Mais n’oublions pas que le renoncement n’est que l’autre face de la révolte. En 1936, René Daumal écrivait : « La résignation n’est que l’abandon d’une révolte possible – le résigné doit à chaque instant être prêt à se révolter, sinon la paix s’établirait dans sa vie, et il dormirait en recommençant à consentir à tout ».
Et je me dis :
Le jour de la Grande Sortie, recommencerons-nous à consentir à tout ?
Dans ma chambre, j’assiste avec stupeur à cette vision d’une chaîne de montagnes abstraites qui recouvre l’horizon, je sais bien que c’est une illusion, un ami physicien me l’a expliqué, je sais que c’est un phénomène de réfraction thermique, une courbure de l’air, comme les mirages en plein désert, et depuis l’île déserte qu’est devenue notre vie, je veux bien croire que ces montagnes sont proches alors qu’elles sont à plus de 200 kms, je veux bien croire à ce mirage, croire à sa réalité optique, croire aux sommets comme les assoiffés au désert. Ces simulacres de crêtes enneigées suspendues entre terre et ciel, sans aucune assise au sol, sans autre racine que le point de fuite des villages, des bouquets d’arbres, des lignes électriques basse tension et d’une antenne relais téléphone mobile, je continue à croire à leur réalité. Et pourtant, qu’est-ce que la réalité sinon « une surface hermétique, impénétrable », comme l’écrivait Beckett ?
Le vent d’Otan agite violemment les branches du magnolia tandis que la silhouette immobile des neiges s’irise sous le ciel bleu pâle.
En bas, le bruit de turbine lancinant de l’essoreuse à salade que tu agites dans la cuisine.
Un petit bruit lointain qui pourrait me plonger dans l’enfer des ignorances, mais qui annonce seulement le déjeuner.
Et je me dis que la montagne paraît proche, mais qu’elle est lointaine, que la vérité des choses paraît proche, mais qu’elle est lointaine.
Le proche et le lointain en surimpression incompatible.
Les hommes préhistoriques ne voyaient-ils pas dans la lune un visage décapité ?
Et je me dis :
Sommes-nous capables de vraiment comprendre ce qui nous arrive, de vraiment comprendre, au delà du chaos semé par ce virus aveugle, la logique des prédateurs qui sont en train de quadriller nos vies ?
Dans ma chambre, ma solitude est peuplée des voix des vivants et des morts. Chaque être humain porte une chambre en soi, écrivait Kafka – jeder Mensch trägt en Zimmer in sich. Depuis des années, je dessine des chambres, j’écris sur les chambres, je crée des spectacles, des installations sur les chambres. Pour écrire il faut une chambre à soi, disait Virginia Woolf. Apprendre à voir, écrire avec la peur, ainsi que Rilke voyait le travail de l’écriture.
Je me souviens de ma mère, au début du Grand Confinement, de sa claustrophobie du début, exprimée au téléphone, de sa peur de ne plus nous revoir, de sa panique d’une durée étalée devant soi, comme une pâte molle dans laquelle on s’enfonce, et les cercueils italiens empilés dans le rectangle cathodique, qui prenaient son esprit dans un étau. Je me souviens de ma mère après sa mise à la diète du journal télévisé, triant ses notes de recettes, de bonnes adresses, de souvenirs et de lieux de sa vie, dans ce journal personnel où se mêlent les coupures de journaux, je me rappelle ma mère et ses résolutions de l’après-midi : demain je laverai ma chambre, aujourd’hui je trie mes recettes, je suis tombée sur la recette du bonheur.
Dans ma chambre, pour la première fois, depuis Le Grand Confinement, je me dis que c’est notre chair qui frémit, notre chair sociale, notre chair collective, celle qui nous relie aux autres, aux proches, aux lointains proches, aux proches lointains. Et nous nous apercevons que nous sommes tous liés. Les organismes à nus, les inégalités sociales à nu, les pauvres à nu, les invisibles à nu, le corps médical à nu, soigner, nourrir, transporter, nettoyer, livrer, assurer la survie de l’espèce, se faire manger sa vie, sans augmentation de salaire, sans remerciements, sans rien, pour que ceux qui ont la chance d’être à l’abri, comme moi, puissent rêver sur le chant des oiseaux et la montée des jeunes pousses.
Et je me dis :
Au moment de la Grande Sortie, serons-nous capables de voir ? De nous voir ?
Lydie Parisse
Lydie Parisse publie des essais aux Classiques Garnier, sur Lagarce, Novarina, Beckett. Ses actualités 2020 : Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain (essai) et L’Opposante de la presqu’île (roman) dont la version théâtrale est traduite en plusieurs langues.
Illustration : Olivier Bonnelarge « Penny Lane » (détail) Peinture acrylique sur toile 192 x 114.
Voir aussi : Rubrique Culture, Lydie Parisse, ouvre sa chambre 1#,