Le spectacle de Fabrice Melquiot, La Truelle, propose un « théâtre augmenté ». La présence d’un interprète LSF (Langue des Signes Française) représente une réelle plus-value tant pour les malentendants et sourds que pour les entendants.


 

Un bruit sourd. Assourdissant. Grandissant. Une lame de fond et de formes. Des glyphes au bout des doigts. Ballet qui s’emballe jusqu’au bout des ongles…

Aller au théâtre n’est jamais anodin. C’est un monde clos, empli de codes qui impressionnent le profane. Dorures au plafond, velours des sièges, écarlate du rideau ou encore connaissances de l’œuvre du dramaturge : autant d’aspérités qui peuvent venir faire butée à la venue au théâtre pour les non-initiés. Toutefois, une fois entrés, lumières éteintes et acteurs en scène, les aprioris s’estompent, les appréhensions retombent. On retourne à l’anonymat qu’offre l’obscurité et l’on profite pleinement de la performance artistique qui se joue à nos oreilles. Enfin, pas pour tous. Les personnes malentendantes ou sourdes restent dans la pénombre. La pièce ne leur est pas accessible, ne leur est pas adressée de toute évidence. Ce n’est même pas du Chaplin où la mise en scène prend en considération l’absence du verbe. Non, c’est juste qu’on ne leur parle pas. Tout simplement.

Alors quelle surprise de voir sur scène un interprète en Langue des Signes Française (LSF). Survêt Adidas, rideaux ouverts, en train de manger un plat de lentilles. Ou bien de haricots blancs. Quoiqu’il en soit, il était là. Un second comédien entre sur scène. Son texte déclamé possède son double signé. La mise en scène se joue de cet alter ego. La Truelle est un spectacle bilingue.

 

 

Carlos Carreras, l’interprète LSF joue lui aussi. On ressent la douceur, la douleur, l’étonnement, les faiblesses du comédien. Ce qui est proposé n’est pas une traduction, mais une version augmentée. Un spectateur, après la pièce, dira qu’il ne pourrait concevoir comment ce spectacle pourrait se jouer en solo. À ses yeux, le duo est inhérent à cette création artistique. Et pourtant, ce spectacle se jouera aussi en solo, au gré de l’achat de la version augmentée (ou pas) par les théâtres. Pour Carlos, cette « forme augmentée » permet de décaler de l’image que les gens ont de la surdité. Ils imaginent un traducteur en bord de scène, sur le côté. C’est tout l’inverse que je défends, j’implique la communauté sourde pour valider, travailler avec et pas seulement pour. Faire en sorte que ma présence soit une valeur ajoutée. »

 

« Ensemble, on fait société »

Cette accessibilité est au cœur du projet d’établissement du théâtre Molière de Sète, labellisé Scène nationale. « Cette question est importante car, naturellement, on travaille pour tout le monde. Pour les personnes en situation de handicap, mais aussi comment on raconte à tous que le handicap peut être une richesse. J’aime cette porosité », confie Sandrine Mini, directrice du théâtre Molière. Ce même théâtre Molière qui a été à l’origine de cette création. « On a tout de suite inclus dans le budget de La Truelle, la version LSF. Dans le dispositif global de création de spectacles, ça a permis d’incorporer l’interprète LSF, Carlos, dès le début de la création. La version signée est tellement bien qu’il est difficile de l’imaginer non signée. » Sandrine, ici, rejoint le commentaire du spectateur entendu plus haut. Un témoignage entendu lors d’autres représentations bilingues.

Ainsi, la présence de l’interprète LSF représente une réelle plus-value aussi bien pour les malentendants et sourds que pour les entendants. Surtout pour les entendants, on pourrait dire. De par cette simple présence, c’est le rappel que les personnes sourdes ou malentendantes existent. Qu’ils sont dans la salle, avec eux. Et qu’ensemble, on fait société. Dans cette diversité. Cette présence est, aussi, un rappel que notre monde extérieur n’est pas naturel. C’est un construit. Une construction faite par les valides, pour les valides. Et que la question de l’accessibilité est encore d’actualité. La culture est ce qui nous rassemble.

 

Les théâtres entendants n’achètent pas

Gao Xingjian1 disait que « La culture n’est pas un luxe, c’est une nécessité ». Il est alors nécessaire que notre culture soit accessible à tous. Et c’est en cela que les directeurs de théâtre ont leur mot à dire et leur rôle à jouer. Une nécessité partagée par Sandrine Mini et son équipe : « On a essayé de mettre en place des spectacles signés et de l’audiodescription dès 2019. La présentation de saison est signée depuis deux saisons. On a investi dans des gilets vibrants, dans un système de surtitrage des spectacles. On a commencé par l’équipement, puis par le format même des spectacles. Alors la langue des signes s’est naturellement détachée. »

Une nécessité d’autant plus d’actualité qu’elle découle d’une cécité. Un regard trop peu porté vers cette réalité. « Les théâtres se doivent d’être plus accessibles. C’est un droit. Ce n’est même plus une question, on doit tous être sur le même pied d’égalité. »

Pour Chantal, sourde et responsable du Théâtre Signe2 à Palavas, les théâtres se doivent d’être plus accessibles. « C’est un droit. Ce n’est même plus une question, on doit tous être sur le même pied d’égalité. Au théâtre Jean Vilar à Montpellier, je les ai rencontrés, avec un interprète LSF, pour partager mes idées, sans forcément qu’ils achètent un de nos spectacles. Mais on n’a pas pu s’entendre, ils me renvoyaient aux années futures, ils tergiversaient. Mais je n’ai pas senti d’intérêt. Au théâtre du domaine d’Ô, ils nous connaissent, mais on n’arrive pas à avoir de réponse claire, à ouvrir la porte. Donc on baisse les bras, c’est lourd à porter. Le théâtre IVT à Paris, l’association ACT’S à Toulouse ont une programmation, mais les théâtres entendants n’achètent pas leurs spectacles. Alors, imposer un quota serait une bonne chose. » Un quota ? Pour Sandrine Mini, « ça pourrait être une solution pour que tout le monde s’y mette, comme avec la parité. Ça permet de faire évoluer les choses. Au début, tu râles, mais après tu t’aperçois que c’est précieux. J’aimerais vraiment que ce soit plus développé. On crée du lien dans des endroits où il peut y avoir beaucoup de solitude. Ce sont des endroits du sensible. Au théâtre, on est dans du travail d’orfèvre, d’artisan, de dentelle. Mais au final, ce genre d’initiative, ça nourrit la rencontre humaine et on en a besoin. »

Carlos, de son côté, est convaincu que c’est en forgeant que l’on devient forgeron. « Avec l’artiste, c’est à chaque fois différent. Il y a d’abord, avant la rencontre professionnelle, une rencontre humaine. Je cherche à connaître l’artiste, raconter les raisons de ma présence afin que l’on se fasse confiance mutuellement. Je cherche à ce que ma présence soit un appui, et non un frein. Tant qu’ils n’ont pas vu, ils ne comprennent pas ma proposition artistique. Une fois qu’ils ont vu, généralement, ils sont séduits par ce dispositif scénique. Ils se rendent compte qu’on peut faire quelque chose de ma présence. C’est à chaque fois une petite lutte de faire en sorte que ma présence soit incorporée dans la mise en scène. Mais être en bas, à côté de la scène, ça n’a aucun sens. C’est encore plus nous exclure, dire qu’on ne s’intéresse pas à nous. »

 

La surdité une culture à part entière

Le théâtre Molière le démontre, avec une forte volonté et un respect du Droit, quant à l’accessibilité, c’est possible. Bien que la directrice concède que beaucoup de progrès restent à réaliser, de plus en plus de spectacles sont accessibles aux personnes non voyantes, sourdes ou malentendantes ou encore en situation de handicap psychique. C’est plus que louable et c’est, somme toute, une vraie politique d’inclusion qui est menée. Une politique qu’un système de quota pourrait venir démocratiser.

Néanmoins pour Chantal, il y a un réel angle mort dans cette vocation d’inclusion. Ce sont les spectacles « sourds », mis en scène et interprétés par des personnes sourdes. « Il se peut que les personnes soient enthousiastes à l’idée d’acheter un spectacle bilingue, ça peut se faire, mais un spectacle pour sourds3, c’est plus compliqué. Un spectacle bilingue reste un spectacle entendant, y’a une mise en scène d’entendant. On y a ajouté un interprète LSF. Quand c’est un spectacle sourd, ça raconte autre chose. Et je ne comprends pas pourquoi on ne peut voir ce type de spectacle dans les théâtres entendants. »

Dire cela, c’est dire avant tout que la surdité n’est pas qu’un handicap. C’est une culture à part entière, une représentation du monde, une sensibilité au monde singulière. Une culture dont nous ignorons tout, que nous ignorons depuis trop longtemps. Pour Sandrine Mini, c’est une réelle découverte. « Je ne connais pas les spectacles « sourds », je trouve ça hyper intéressant. Ça renverse les choses, ce serait génial d’être de l’autre côté, pour que l’on comprenne leur culture. »

La surdité, c’est une culture à part entière, une représentation du monde, une sensibilité au monde singulière.

Jean-Pierre Raffarin4 disait « la route est droite, mais la pente est forte ». Loin de vouloir faire une raffarinade, l’expression prend, ici, tout son sens. La direction est indiquée, le sentier battu, ne manque plus que la volonté forte de s’y engager. De prendre à bras le corps cet état de fait qu’est de laisser à la porte des théâtres des personnes en raison de ce qu’elles sont. De discuter avec elles, de les prendre en considération, de respecter leurs droits tout simplement.

Alors, « soyons réalistes, exigeons l’impossible »5 et rêvons d’un avenir où une sorte de quota exigerait un minimum de pièces signées dans chaque théâtre. Un avenir où ce minimum serait sans cesse dépassé, car on comprendrait qu’on a tous besoin de cette inclusion. Où le théâtre serait un théâtre augmenté. Ces havres de culture se doivent d’être des ponts entre la culture qu’ils diffusent et le public qu’ils proclament vouloir toucher. Public souvent désigné comme « empêché ». Mais qu’est-ce qui empêche de balayer cet empêchement ? De balayer devant sa porte tandis que sur les planches se joue une énième pièce fustigeant la société patriarcale, le racisme excluant ou encore le capitalisme mortifère. Mais qu’en est-il de notre propre validisme6 ? Le théâtre est-il assez mûr pour se regarder dans la glace et accepter son visage vérolé ? Première étape d’une réelle mue. Le mot de fin sera laissé au poète martiniquais « je définis la culture ainsi : c’est tout ce que les hommes ont imaginé pour façonner le monde, pour s’accommoder du monde et pour le rendre digne ».

Soufyan Heutte

1.  Écrivain, dramaturge, metteur en scène et peintre français et chinois. Il a obtenu le prix Nobel de littérature en 2000. Ancien Premier ministre de Jacques Chirac de 2002 à 2005.

2. Qui fait partie de l’association AGSMR, qui propose à un public sourd des spectacles de théâtre (en LSF et bilingues afin de créer des ponts entre sourds et entendants. Ils programment des spectacles existants et en créent. Actuellement, ils proposent deux créations La perverse (un solo, Phomasina, onewoman show) et Vigie (quatre comédiens issus de l’International Visuel Théâtre).

3. Une voix off est ajoutée pour le rendre accessible aux entendants.

4. Ancien Premier ministre de Jacques Chirac de 2002 à 2005.

5. Ernesto Che Guevara.

6. Le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE) pose dans son manifeste la définition suivante : « Le validisme se caractérise par la conviction de la part des personnes valides que leur absence de handicap et/ou leur bonne santé leur confère une position plus enviable, et même supérieure à celle des personnes handicapées ».

 

Cet article est paru dans D’ailleurs et d’ici – Le média d’une France plurielle (dailleursetdici.news)  que nous remercions ainsi que Soufyan Heutte auteur pour son implication et sa plume affinée.

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