L’artiste protéiforme italienne Silvia Costa, qui a été interprète et collaboratrice de Roméo Castellucci, adapte Comédie de Beckett au Théâtre Garonne de Toulouse et s’en inspire dans sa création Wry smile dry sob (sourire en coin, sanglot sans larmes).


 

Être là tout seul avec les autres, vouloir dire sans écouter, tenter d’exister sans le mouvement, être mort ou à moitié zombie, Beckett est décidément indémodable. Sylvia Costa1 explore Comédie et prolonge ce drôle de drame de l’auteur irlandais en y articulant Wry smile dry sob. Une réinterprétation de la pièce dans une installation musicale, visuelle et chorégraphique donnée au Théâtre Garonne à Toulouse2.

« On ne peut pas toucher au texte de Beckett », commente la comédienne Clémentine Baert qui vient d’occuper magistralement le plateau de scène européenne de Toulouse aux côtés de Jonathan Genet et Carine Goron. Pour Comédie, « il disait que le texte pouvait être répété en boucle indéfiniment. Dans les indications scéniques, les trois personnages sont dans des jarres. Sylvia a trouvé une façon originale de respecter les instructions de l’auteur en donnant dans la seconde partie une interprétation plus personnelle ».

Quand le théâtre s’impose à nous pour faire résonner notre dialogue intérieur, on se souvient qu’il n’est pas seulement un espace récréatif mais aussi un lieu d’accomplissement. C’est du moins ainsi que l’entendait l’auteur de En attendant Godot dont la pièce Comédie, écrite en 1963, oscille avec ambivalence entre le comique et le tragique. Du huis clos de Beckett aux grands cercles de Dante, certaines comédies nous questionnent et nous emportent parce qu’elles parlent de chacun de nous, mais à l’inverse de l’auteur florentin qui, comme le pensait Victor Hugo, conclut le parcours d’une évolution, Beckett nous ramène dans le présent par la force de l’absurdité.

À l’origine de ces trois monologues, un homme pris entre deux femmes a fini par s’enfuir, laissant croire à chacune d’elle qu’il a filé avec l’autre. Coincés dans leur subjectivité et leur version de l’histoire, avec un fort recours aux sentences et jugements, chacun des personnages livre sous forme d’aveux son propre ressenti sans pouvoir en sortir.

 

Être travaillé par la fureur d’être entendu

 

Silvia Costa. Photo Simon Gosselin

Sylvia Costa découpe les mesures avec précision pour orchestrer la partition tragi-comique des trois solistes avec force et vérité. Les paroles cycliques s’alignent sur un sillon sans fin, non sans  rappeler les boucles typiques de la musique électronique. Cet exercice cacophonique radical exige une grande virtuosité de la part des comédiens. Sur le plateau, les paroliers instrumentistes assurent une présence des regards pleine et entière, au rythme haletant des projecteurs qui s’allument sur leur visage, puis s’éteignent, puis se rallument encore et encore sans que jamais pointe l’espoir d’atteindre l’harmonie. « C’est ainsi, dit Sylvia Costa, que ce qui peut apparaître comme un flash-back devient le présent et que la parole devient le passé et se transforme en mémoire ».

 

Dans la seconde partie, les spectateurs, encore bouche bée face à la performance de ce grand déballage, basculent dans un monde paradoxal aux ramifications existentielles. La scène qui s’anime lentement sans parole s’inscrit en contraste total avec la première partie, bien que tenue par le fil tendu d’une continuité. Sur la scène se dessine un espace domestique étouffant, palpable, presque familier après les récents épisodes de confinement vécu par la plupart d’entre nous. Sylvia Costa conserve la force primaire et tragique d’un éternel recommencement. Elle y donne suite en dépliant une mécanique visuelle et sonore qui fait écho à l’œuvre close de Beckett.

 

Beauté plastique et musicale

 

Wry smile dry sob joue du croisement des arts et des cultures. L’expressivité radicale, l’esthétique et le jeu d’acteur des premières scènes rappellent l’art Butō, la dimension aérienne en moins. Le tissage de la toile évolue par la suite vers un déplacement régulé des personnages évoluant comme des automates simulant la réalité.

Proche de l’œuvre de Beckett, la metteuse en scène s’en détache pourtant librement. La rotation permanente dans l’espace, l’émotion, la dimension sensuelle renforcées par l’apparition progressive de trois danseuses peuvent s’opposer à la vision d’un Beckett mélancolique en proie à l’obsession du minimalisme et de l’épure. Sylvia Costa restitue néanmoins l’essentiel de la musicalité de l’écriture beckettienne composée de va-et-vient, de passages et de distorsions, entendus comme discours explicite qui tient de l’art, mais aussi comme conception implicite lisible dans son écriture, qui permet de saisir l’unité profonde d’une œuvre ancrée dans le quotidien de la condition humaine.

Invité à parcourir librement cet espace où les objets résonnent, le spectateur entre dans sa propre intimité. L’écriture de cette composition, où la création sonore signée Nicola Ratti tient une place substantielle, s’absorbe à travers l’épiderme. On se retrouve à cet endroit où l’absurde redonne du sens, autant qu’il réaffirme que les théâtres sont des lieux où donner corps aux forces invisibles qui trament et orientent nos existences. Contexte aidant, on se réjouit que l’irréalité du réel soit donnée en spectacle.

 

Jean-Marie Dinh

 

 

Notes:

  1. Sylvia Costa formée aux arts visuels et au théâtre a été interprète et collaboratrice artistique du metteur en scène de théâtre contemporain Roméo Castellucci depuis 2006. Artiste protéiforme, elle propose un théâtre visuel et poétique, nourri d’un travail autour de l’image. Tour à tour auteure, metteuse en scène, interprète ou scénographe, elle use de tous les champs artistiques pour mener son exploration du théâtre.
  2. Initialement produit en allemand par le Vorarlberger Landestheater à Bregenz, en Autriche, le diptyque Sylvia Costa vient d’être donné au Théâtre Garonne, scène européenne de Toulouse qui co-produit le spectacle créé dans sa version française en novembre 2020 à La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche. Annulé pour cause de Covid, le spectacle a été donné en juin 2021 à Valence, au Centre Pompidou en décembre dernier dans le cadre du festival d’Automne de Paris, puis à Toulouse. La dimension chaotique du parcours de la pièce en pleine période de crise sanitaire ajoute à la justesse du travail une dose d’intensité que n’aurait pas renié l’observateur des conditions de l’impossibilité, Samuel Beckett.
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.