Sous de faux airs néoréalistes italiens, la pièce Misericordia accumule puis déchaîne une formidable puissance chorégraphique, non sans lien avec le genre. Actuellement à Montpellier au Théâtre des 13 vents.


 

On s’était laissé dire que la metteure en scène italienne Emma Dante avait su réveiller la ferveur parmi les spectateurs du dernier Festival d’Avignon, sans cela plutôt déçus. Le succès populaire ne peut servir d’unique boussole pour apprécier l’importance des gestes artistiques — c’est à plusieurs niveaux, plus complexes. Mais quand même. Notre curiosité en était piquée. Et l’auteur de ces lignes, qui n’est plus tout jeune, en était à se souvenir de sa jeunesse des années 70 où la péninsule était le grand alter-ego d’un dialogue avec la France, pour ce qui touchait à la vie intellectuelle et artistique : cinéma (ô combien!), littérature, musique contemporaine, sciences humaines, antipsychiatrie, théorie — et pratiques — politique(s). Ça crépitait de l’autre côté des Alpes, avant le désastre néo-libéral, social-démocrate et/ou populiste.

Mais au début on a craint pas mal, après s’être assis dans un siège du théâtre de Grammont où les Treize Vents programment donc Misericordia, l’une des fameuses pièces “avignonaises” d’Emma Dante. Tout, depuis les costumes bigarrés, les mimiques outrées, les petits jeux rythmiques, la gestuelle soulignée, l’accentuation marquée, la truculence affichée, évoquait d’abord une reprise de ficelles néoréalistes au service d’une intrigue éculée : le sort misérable de trois femmes du petit peuple dans l’Italie méridionale, s’exprimant en dialecte pour régler des querelles de cohabitation difficile, des histoires de poubelles mal partagées, dans un détestable taudis. Tout cela est certes joué avec un maximum d’incarnation, de générosité, et ce ne sont pas là des valeurs à mépriser, tout de même.

Trois femmes. Et puis un homme. Sous les dehors de la farce éculée, Misericordia se prête assez vite à une lecture féministe, pleine de résonances dans l’actualité. Aux côtés des trois femmes, l’homme est jeune, mal développé, lacunaire en esprit, tout secoué de son physique, comme égaré quelque part en-deça du stade de l’autonomie adulte. Les trois femmes s’occupent de cet homme-enfant, ce pantin mal articulé, livré aux foucades et emballements imprévisibles, comme aux saccades et emportements, physiques et mentaux, de sa position instable, resté au bord du monde rangé.

Il est merveilleux dans ses regards perdus au grand lointain, attendrissant dans son visage de naïveté joyeuse, intriguant dans son vocabulaire gestuel, désordonné autant que volubile. Vêtu d’une pauvre couche, il n’en a pas moins une complexion musculaire virile. Cet homme faible, ce grand enfant, cette victime ambulante compose une figure profondément mystérieuse, irradiante autant que désolante.

Or il est le fruit de la même violence que celle que subissent ses trois protectrices. Lesquelles l’ont pris en charge après que sa mère, une de leurs proches, ait péri sous un déchaînement de coups reçus d’un père ultra-violent, en expiation de sa grossesse de fille-mère. C’est de cela aussi qu’est né prématuré le bambin, à jamais handicapé dans la vie, démoli par le même régime de domination masculine. Le récit, en grande partie physique, de ces atrocités socialement tolérées est le fort moment de bascule dramaturgique de Misericordia.

Tout aussi forte, une séquence nocturne d’exubérance érotique, espiègle et complice, voit les trois femmes quasi nues exulter dans l’exposition de leurs chairs. Elles ne sont plus des canons, mais transcendent dans une jubilation vitale, irrépressible, intempestive leur exercice professionnel du sexe, auquel elles s’adonnent.

Tout est très relié entre ces parcours, ces figures féminines d’une part, masculine de l’autre, mais jamais centrées ni alignées. Or, l’homme autre ne s’exprime qu’en corps, sans paroles. C’est un danseur qui vient l’incarner sur scène, quand ses partenaires sont des comédiennes. Il y va par boucles, courses, sursauts, pliures, tressautements, embardées, envolées fulgurantes. En termes de genre, ses trois partenaires performent surtout une partition de rôles sociaux très codés, maternants et/ou érotiques. Quant à lui, c’est tout en corps, fruit maltraité mais survivant magnifique, qu’il est construit.

Peu à peu, cet interface gagne en pure tension chorégraphique. La brèche s’illumine dans l’espace contraint de la pression sociale. Tout est mouvement. Le jeune homme doit finalement partir vers un établissement d’accueil adapté. À la façon d’un nouveau départ dans la vie, cela résonne avec la puissance vitale d’un arrachement à la misère. Ses trois compagnes préparent sa valise, quasiment sans vêtements, qu’elles ne pourraient lui offrir, mais pleine d’images, de petits objets, et autres signes symboliques, de tout ce qui rend digne. Tout ce qui fait une vie, même de guingois, dans un monde saccagé de brutalités.

Gérard Mayen

 

Jusqu’au 10 décembre au Théâtre des 13vents

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.