Les après-midi Qui vive ! 1 brassent essais et découvertes. Le premier de la saison au Théâtre des Treize vents (CDN de Montpellier) a révélé le besoin urgent que rien ne se referme, dans les terribles incertitudes du moment.


 

C’est complètement idiot : l’auteur de ces lignes n’a pas pu assister à une représentation d’Item, pièce du Théâtre du Radeau, qui marquait l’ouverture de la saison 2020-21 au Théâtre des Treize vents (soit le Centre dramatique national de Montpellier). Néanmoins, il faut absolument en évoquer la teneur. Rien n’est neutre en 2020. Moins que jamais.

Dans ces mêmes murs, ce samedi 10 octobre, Olivier Neveux, théoricien radical du fait théâtral, ouvrait son séminaire. Et il ne cachait pas comment les propositions artistiques lui paraissent actuellement très en-dessous de ce que suggère l’épreuve sociale, politique, sanitaire que nous sommes en train de traverser. Là, il dégainait son humour caustique pour s’exaspérer que tant et tant de directeurs de théâtre n’aient pas grand-chose de plus à dire à leur public, que « la joie qui est la leur de nous retrouver enfin ». Pitié ! Pouffons.

Bien qu’elle fût créée avant la pandémie, il faut donc évoquer la teneur de la dernière pièce de François Tanguy, avec son théâtre qui toujours déborde et décentre, égare et surpasse, trouble et broie. Tout l’inverse d’un théâtre où il faudrait saisir la totalité lisse de l’assurance d’un discours de la certitude du sens et de la satisfaction des effets de jeu. On a écouté une spectatrice passionnée, mais qui jamais n’avait vu de pièce du Théâtre du Radeau. Elle nous a confié son sentiment d’une pièce « qui laisse une mémoire complètement ailleurs que ce qu’on pourrait prévoir », d’un théâtre « du chaos qui se laisse rattraper par sa maîtrise », où « tout est accident sans être accidentel », dans « un geste absolument actuel, mais jamais affranchi de l’héritage immense qui le nourrit ». Forte dialectique.

Comme systématiquement aux Treize Vents, la présence longuement investie par le Théâtre du Radeau débouchait sur un après-midi Qui vive ! ce samedi 10 octobre. On a pu connaître certains de ces après-midi quelque peu compassés. Rien de ça cette fois. Tout l’inverse. Une foule aussi nombreuse que le permettent les restrictions sanitaires s’est donnée à la joie de la curiosité en action, stimulée par les croisements imaginés entre les divers invités de François Tanguy et son équipe (et direction du CDN complice).

 

Un art qui toucherait à la transformation du monde

 

Tanguy lui-même s’est invité, voire parfois imposé, au cœur du séminaire d’Olivier Neveux (évoqué plus haut) qui ouvre l’après-midi. Si brillant, stimulant, politiquement aigu que soit le propos de l’universitaire et militant, on a pu déplorer qu’il soit strictement clôturé en monologue. C’est ennuyeux, quand il se veut tout entier politique, non sans référence au mouvement social le plus tumultueux et proche. C’est cette rigidité que le dramaturge s’est fait un plaisir de bousculer, dans ses digressions parfois opaques, mais d’autant plus empreintes d’un mystère poétique en action. Joyeuse perturbation.

Cela convergeait avec l’insolite aveu du théoricien qui confiait qu’il ne savait pas encore bien de quoi nous entretenir au fil des rendez-vous de la saison. Mais à force de brasser, on déboucha sur la Théorie esthétique d’Adorno2, pour se convaincre qu’il est des œuvres elles-mêmes closes, et lisses, dans leur perfection achevée. Cela tandis que d’autres, tout à l’inverse, assument pleinement le travail de la négativité. Ces dernières sont des champs de forces au travail, des places publiques dialectiques. Elles incluent le risque fécond de permettre en leur sein l’action de ce qui vient les contredire dans le bouillonnement des hypothèses, des tentatives, qu’elles mettent en jeu.

Voilà bien la mise au défi d’une perturbation qui fait écho à l’ouverture terrible (mais peut-être magnifique ?) des incertitudes qui nous accompagnent physiquement, mentalement, en tout point et en toute heure de la période que nous traversons. Autant que le Covid, Olivier Neveux y convoque les soubresauts du mouvement social en luttes. Il ne lâchera pas sa quête d’un art qui toucherait à la transformation du monde, par le chahut des liens (qui ne se confond pas avec la démonstration des thèses).

Tout le reste de l’après-midi allait nous tirer par la manche à ce propos, en plein Qui vive !, rarement si bien nommé. Par exemple le plasticien Gérard Venturelli est venu commenter ses œuvres créées par temps de confinement. La formule est incisive : rien à voir avec les plates mondanités des vernissages ou les doctes pédagogies des médiations culturelles. Devant ses visiteurs, le peintre y va de ses pinceaux de mots, pour transpercer l’étrange alliage de fragments disparates, de collages, et de gestes pourtant farouchement déterminés, presque cinglants, que recèlent ses toiles. C’est là encore un travail de la contradiction. L’artiste n’y écrit qu’en faisant place à l’altérité que son trait auto-génère, du fait même de se produire.

 

Rencontre, insolite et envoûtante, avec Henri Devier

 

Impossible de tout citer ici. Mais on n’oubliera pas la furtive rencontre, insolite et envoûtante, avec Henri Devier. Un jour las de son confinement dans l’entre-soi de l’institution théâtrale, cet artiste a décidé de se mettre en chemin avec sa cabane. Sans avoir rien d’un manuel, il la dresse de loin en loin, et si fragile et précaire soit-elle, il y passe ses journées et ses nuits. Lectures. Écoutes. Perceptions. Écrits. Il est sûr que quelque chose se produit toujours, qui survient et se crée à travers ce protocole, souvent sous la forme de la rencontre vraiment permise. Un rien. Énorme.

François Tanguy et ses complices avaient encore programmé une projection d’un vieux film ethnographique narrant une équipée savante dans les confins amazoniens. Étrange découverte. Elle est surtout celle que le spectateur critique aujourd’hui, peut renvoyer au sort de ces terres et ces indigènes, tels que capturés dans l’expédition et le discours ethnologiques occidentaux voici plus d’un demi-siècle. C’est abyssal. L’Amazonie existe-t-elle encore en 2020 ? Et à quel risque ?

À vrai dire, une bonne part de l’affluence du jour avait été provoquée par l’annonce de la présence, en débat, d’Aurélien Barrau. Philosophe et astrophysicien, celui-ci est finalement devenu très médiatique, aussi radicale que soit sa dénonciation du désastre écologique en cours. Outre les limites de la visio-conférence, il discuta avec le philosophe Jean-Luc Nancy et l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe. François Tanguy et l’un de ses compagnons de scène y tentèrent des effets de performance, un rien éculés. Dans l’ensemble, touffu et digressant, l’échange resta assez confus.

Qu’importe : l’heure est moins que jamais à la limpidité des significations univoques. L’astrophysicien pointe l’évanescence des dangers mortels qui nous assaillent (les virus, ou le carbone de l’atmopshère, n’ont guère de matérialité tangible). C’est embêtant, quand l’anthropologue assure que, justement, nous ne sommes capables de réagir qu’à l’expérience la plus effective de la catastrophe. Et le philosophe exige que nous hissions la critique très au-dessus de ses héritages déjà rebattus. Cet inconfort nécessaire animait tout l’esprit Qui vive ! Ainsi un rendez-vous artistique se cognait au monde, sans se contenter d’un remaniement des techniques de production-programmation, tel que s’y ramène le management de tant et tant d’établissements culturels (bien plus qu’artistiques), face au Covid.

Gérard Mayen

 

Item de François Tanguy Photo DR Jean-Pierre Estournet

Notes:

  1. Programmation impromptue de pièces courtes, de lectures, de films d’invités d’un jour, décidée au gré de l’actualité du théâtre (de qui y passe) et du monde (de ce qui s’y passe).
  2. Theodor Adorno (1903-1969), philosophe, sociologue, compositeur et musicologue allemand. Adorno, dans sa Théorie esthétique, s’inquiète de la disparition de la force émancipatrice de l’art exigeant qui donne à voir et à entendre la vie des hommes plongés dans de sombres temps. Aucune manifestation de l’industrie culturelle ne trouve grâce à ses yeux. Elle conduit les sujets à vivre des vies mutilées. Il craint que l’art lui-même ne survive dans la société actuelle que sous la forme d’une culture docile, entièrement soumise aux impératifs de la rentabilisation marchande. Tel est le défi majeur que doit relever une création artistique préoccupée par la sauvegarde de son autonomie et soucieuse de se définir encore comme espace de liberté.
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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.