La Biennale des arts de la scène en Méditerranée se déroule à Montpellier jusque fin novembre. L’artiste espagnole Angelica Liddel en a frappé – c’est furieusement le mot – les trois coups. La Libanaise Danya Hammoud y est très attendue.


 

Il y avait salle comble le 9 novembre au théâtre de Grammont à Montpellier, pour la première représentation de Una costilla sobre la mesa : Madre [Une côte sur la table : mère], d’Angelica Liddel. La programmation de cette pièce ouvrait la Biennale des arts de la scène en Méditerranée. Enfin affranchie des atermoiements pandémiques, cette manifestation se déroule jusqu’au 27 novembre, à l’initiative du Centre dramatique national des Treize Vents, accompagnée par toute une série d’autres entités culturelles de la région.

 

Énormément de monde, donc, pour cette ouverture. Et dans cette foule, énormément de jeunes. On s’en réjouit, certes un peu par principe, mais aussi pour une considération plus aigüe : Una costilla sobre la mesa : Madre compte parmi ces pièces qui, à l’instar aussi bien de tel film ou tel livre, paraissent capables d’impacter fortement le cours de quelques jeunes existences venues s’y confronter dans la salle. On y prend de fortes claques. On y décèle de l’insoupçonné. On y participe d’un rite initiatique.

 

L’écriture scénique d’Angelica Liddel ressort au théâtre de plateau, post-dramatique, intégralement saisi par une puissance de déplacement général. Tripes nouées, parfois, cela se traverse comme une expérience avant toute une chose, plutôt que la réception d’un spectacle. Cela déborde très au-delà du seul poids des mots — fussent-ils ici terribles. Cela fait voler en éclats les limites de l’interprétation théâtrale au sens conventionnel du terme. D’insondables bouleversements peuvent en découler. Hormis la séquence éphémère de la direction du CDN montpelliérain par Rodrigo Garcia, cette esthétique de l’inconfort, juste en proie aux vertiges contemporains, est généralement restée très à la marge des choix des programmateurs languedociens (fussent-ils de très bon ton).

 

Dans sa pièce, Angelica Liddel orchestre — déchaîne, plutôt — une monumentale oraison funèbre en mémoire de sa mère, décédée. On y trouve tout un vestiaire de rites païens, un déploiement de figures totémiques, une stridence musicale à fort volume, des états physiques possiblement extrêmes, fondus dans des tableaux aux accents démoniaques, parfois scandés de processions en possession. Pour autant, ce théâtre à grand effectif, très concret, très sonore, très visuel, ne limite pas le texte à la portion congrue.

 

Expectoré, proféré par son auteure même, principale performeuse, ce texte s’entend en langue espagnole. Il bénéficie d’un sous-titrage projeté en fond de scène. Mais cela se fait en lignes géantes, rien de la discrétion habituelle en pareil cas. Ce texte se produit ainsi en déferlante enveloppante, en cataracte tonitruante, hurlant en élévation des douleurs implacables, depuis une houle de pensées entrechoquées et ultimes, pour soulever la vie, et la mort, et le mouvement de l’une dans l’autre, les corps en mutation, les transmissions qui se renversent, et vers la mère, et vers la fille. Cela peut dériver jusqu’en d’interminables éructations répétitives de cris, de vocifération. Effet de saturation. De surpression. C’est inconfortable. Bienvenue sur le seuil de l’effroi.

 

Juste, ici, quelques lignes, dans le ton : « Moi, ce que je veux, c’est enterrer la terre, maman, enterrer la terre, t’emmener jusqu’à la terre où tu es née, et l’enterrer, d’abord griffer la terre, soulever la terre entre mes ongles, puis l’enterrer, même la terre doit être enterrée. Ça, et pisser du sang. Enterrer la terre et pisser du sang sur la terre enterrée et sur la tombe jaune des chèvres. Et avant de t’enterrer, couper tes belles mains de démente, et me fabriquer un râteau avec tes mains coupées. Moi, ce que je veux, c’est enterrer la terre pour pousser comme un figuier au-dessus de ta mort, et regarder le ciel en train de se pendre et, après avoir brisé l’échine des houes, les enfoncer pour toujours dans ma tête et ainsi trépaner les amen au creux de mon front ».

 

Il n’y a rien là de linéaire, rien d’un début ou d’une fin, plutôt une ébullition de puissances organiques, et mythologiques, en convulsion dans la saisie du monde. Méditerranéen, que tout cela ? En tous les cas tragique et drapé dans un legs chromatique espagnol. Dans le tourment. La Biennale des arts de la scène en Méditerranée n’entend définir aucune aire anthropologique, culturelle, politique, esthétique, présupposée. De nombreux artistes s’y réunissent, de toutes provenances, et les arts de la scène en Méditerranée ne sont qu’un espace de partage en se partageant, d’invention dans l’acte d’inventer.

 

 

Danya Hammoud présente « Sérénités était son titre » du 22 au 24 novembre au studio Cunningham à Montpellier.

 

 

Difficile d’envisager plus différente de l’Espagnole Angelica Liddel que la discrète Libanaise Danya Hammoud, très attendue du lundi 22 au mercredi 24 novembre à Montpellier (studio Cunningham de l’Agora de la Danse). L’esthétique est très dépouillée, dans sa pièce Sérénités était son titre. Vue cet été en festival à Uzès, celle-ci nous a paru très rare, dans sa façon de se laisser traverser par les drames surajoutés de la pandémie, du soulèvement populaire libanais, et de l’explosion monstrueuse survenue dans le port de Beyrouth.

 

Tout au long de cette période, la chorégraphe préparait Sérénités, une pièce d’abord conforme à sa recherche expérimentale sur le mouvement intérieur. Mais à quinze jours de sa première à Paris, les difficultés se multipliaient à un point tel qu’il fallait tout modifier de ce projet. Pour ne pas trop la déflorer, on dira que la pièce ainsi obtenue par sauvetage, Sérénités était son titre, recèle les conditions et les effets du projet antérieur, comme effondré sur lui-même. Danya Hammoud considère que son art ne pourra plus jamais être ce qu’il fut jusque-là.

 

L’expérience du spectateur s’en trouve radicalement déplacée vers un empêchement, où le COVID affecte les consciences et les corps sans se résumer aux paramètres socio-économiques du statut de l’intermittence.

 

Gérard Mayen

 

 

Voir aussi : Cie Zoukak de Beyrouth: Irruption de la représentation dans un champ de ruine

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.