Dans ma chambre, pour la première fois, depuis Le Grand Confinement, je me dis que nous voici tous mis à la retraite en pleine crise contre la réforme des retraites, nous voici astreints à un rythme de retraités, à un horaire sans horaires. Retraités, en attente d’être couronnés. Mais contrairement à la peste, contrairement à Tchernobyl, à Fukushima, on nous dit qu’on peut échapper à ce virus en forme de couronne (…) Dans ma chambre, ma solitude est peuplée des voix des vivants et des morts.
Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, une masse de nuages grisâtres recouvre les coteaux à perte de vue. Depuis hier, les mouches restaient collées à la baie vitrée de la cuisine, mais ce matin, c’est un suicide collectif sur le carrelage carmin, même les guêpes qui se chamaillaient sur le velux de toiture de l’étage ont disparu, sur la vitre exposée au ciel ne restent plus que des traces d’oiseaux venus balayer la poussière en un tableau abstrait.
Dans ma chambre, pour la première fois, depuis Le Grand Confinement, je me dis que nous voici tous mis à la retraite en pleine crise contre la réforme des retraites, nous voici astreints à un rythme de retraités, à un horaire sans horaires. Retraités, en attente d’être couronnés. Mais contrairement à la peste, contrairement à Tchernobyl, à Fukushima, on nous dit qu’on peut échapper à ce virus en forme de couronne. Je pense à toutes celles, à tous ceux qui n’ont pas de lieu de retrait, qui travaillent au service des autres, ou se retirent avec des fous et des violents. À présent j’ai un alibi pour renoncer au monde tout en étant dans le monde. J’ai un alibi pour me consacrer aux mots.
Dans ma chambre, quand j’ai eu une chambre à moi, j’ai commencé à écrire, j’étais encore petite, la chambre était juste à côté de la forêt, j’ai ramassé des feuilles de chênes, j’ai écrit dessus, dessiné dessus, j’ai tout caché dans le mur de ma chambre. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », a écrit Blaise Pascal. Depuis quelques années, je travaille sur le thème de la chambre. Un thème que je me suis imposé, avec ses variations, textes, images, vidéos, spectacles, installations, et même récemment une fresque. Je relis le programme de « Chambres d’écoute », ma dernière installation. Un ami journaliste, venu la visiter en mon absence, m’avait envoyé ce texto : « Ton opus nous fait vivre une expérience singulière. Un troublant parcours qui mène en des lieux peu explorés. »
Et je me dis :
Après Le Grand Confinement, nos lieux intérieurs, pourrons-nous toujours dire que nous ne les avons pas explorés ?
Dans ma chambre, hier matin, tu es venu m’apporter quelques fruits coupés et un bol de thé, tu as glissé le plateau sur les draps et tu m’as dit : « Bienvenue sur notre île déserte. » Le soleil arrosait la campagne, au loin les corbeaux ne sautillaient pas encore sur les labours pentus, et je me disais qu’en effet, ce paysage brûlé ressemblait à un désert, un faux désert de pruniers en fleurs, de tulipes rouges, d’iris mauves éclos du jour, mais aussi à un vrai désert sous le soleil arrêté. Dans la haie de troènes au bord de la route, les abeilles bourdonnent entre les branches, mais faiblement, bien plus faiblement que jadis. Il faut tendre l’oreille pour les entendre. Dans le jardin, un bourdon fait entendre sa voix discordante sur les touffes par milliers de corolles blanches, un seul bourdon pour tout un jardin isolé dans un paysage de monoculture intensive, un seul bourdon pour cinq figuiers en fleurs, un jeune cerisier et un vieux pêcher.
Au début, le gouvernement français a pris les citoyens en tenaille entre deux injonctions contradictoires : se déplacer pour voter au premier tour des élections municipales et rester chez soi pour éviter toute contagion. Nous avons été invités à exercer notre droit de vote et en même temps à nous retirer, à exercer notre devoir de retrait.
Et je me dis :
Que va nous apprendre le Grand Confinement ? Nous rendra-t-il plus mûrs ?
Dans ma chambre, ma solitude est peuplée des voix des vivants et des morts. En ces temps troublés, des parents reçoivent des appels d’enfants qui avaient oublié leur existence, des familles fâchées se reparlent, et j’appelle ma mère chaque après-midi à deux heures, alors qu’avant je ne lui téléphonais pas même une fois par semaine, tant je la savais occupée dans sa vie, heureuse depuis le Grand Divorce d’avec mon père. Simone Weil pensait que ce qui nous fait humains, c’est bien sûr la lutte pour nos droits, mais aussi pour nos devoirs, en 1943 elle avait même écrit un prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Qu’est-ce que nous devons ? Qu’est-ce qui nous est dû ? Cesare Pavese nous donne une leçon d’humilité dans Le métier de vivre. « Rappelle-toi toujours que rien ne t’est dû. En fait, que mérites-tu ? La vie t’était-elle due, quand tu es né ? », et il poursuit : « Comme elle est grande, cette idée que vraiment rien ne nous est dû. Quelqu’un nous a-t-il jamais promis quelque chose ? Et alors, pourquoi attendons-nous ? Et pourtant, c’est simple. Quand on n’existe plus, on meurt. Et voilà. »
Avant la Grande Sortie, on pourra nous contraindre à nous enfermer, on ne pourra pas nous empêcher de rêver à un monde meilleur.
Et je me dis :
Pourrons-nous faire du Grand Confinement, non l’enfer d’une confrontation avec notre ego, avec nos petites peurs, nos crispations identitaires et autres, mais la condition salutaire d’une sortie de soi ?
Dans ma chambre, le ciel rosit sur les coteaux, le magnolia découpe ses branches rectilignes sur la plate surface des champs, je me sens confinée sur une île déserte. Et je me dis que dans nos chambres où nous jouissons d’un espace qu’en cet instant personne ne peut nous ravir, nous traversons l’illimité, non pas un illimité qui serait hors de chacune de nous, de chacun, mais un illimité intérieur. Nous faisons l’expérience, non pas d’un repli sur soi, mais d’un point d’ancrage d’où nous partons pour regarder le monde, d’où nous partons pour ne pas nous en laisser conter. Cet espace, personne ne peut nous l’ôter, personne ne peut nous l’annexer, là nous exerçons notre liberté de citoyennes, de citoyens, là nous habitons notre for intérieur, le fameux « cabinet » dont parlait Montaigne, l’intérieur qu’aucun huissier ne peut venir nous saisir, même si nous sommes seuls au milieu d’une foule, car où que nous soyons, nous pouvons sentir la puissance du retrait, la puissance d’une contemplation active.
Lydie Parisse
Lydie Parisse : Écrivaine, metteuse en scène, plasticienne, théoricienne du théâtre, elle publie des essais aux Classiques Garnier, sur Lagarce, Novarina, Beckett. Ses actualités 2020 : Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain (essai) et L’Opposante de la presqu’île (roman) dont la version théâtrale est traduite en plusieurs langues.