Ouverture de saison au Centre dramatique national de Montpellier. Le grand comédien Marcial Di Fonzo Bo pousse les spectateurs dans le vertige de leur rapport à la vérité — celle-ci plus fragile que jamais. Double rappel à la responsabilité : celle du théâtre dans sa puissance de déplacements, celle du spectateur dans sa croyance à ce qu’on lui raconte.
Une chose est sûre : pendant une heure et demi en quasi monologue devant nous sur scène, évolue le comédien Marcial Di Fonzo Bo. Il interprète la pièce Portrait de l’artiste après sa mort (France 41 – Argentine 78). Cela en ouverture de la nouvelle saison du Théâtre des 13 vents, centre dramatique national de Montpellier. La date a charge symbolique. C’est aussi affaire de contexte. Plombé. Sur le versant extrême-droitier.
Puis sur scène, il n’y a plus grand-chose de sûr. Il semblerait que Marcial Di Fonzo Bo nous livre un récit à la première personne. Une histoire à lui. Une affaire qui se déroule en Argentine, pays dont il est originaire. Oui mais son texte est signé d’un autre, l’auteur et metteur en scène Davide Carnevali. Lui italien (Marcial Di Fonzo Bo ayant aussi des attaches transalpines, comme tant d’Argentins).
On va renoncer ici à démêler les fils du récit que celui-ci déroule. Mission impossible. Voire hors propos. L’enjeu ne serait pas là. Il semble donc que le personnage qui pourrait être la personne de Marcial Di Fonzo Bo ait reçu un jour un courrier d’autorités argentines. Cela pour lui annoncer que vient de lui être accordée la jouissance d’un appartement laissé vacant à Buenos Aires. Lequel aurait été précédemment occupé par un homonyme. Pure erreur ? Ou dispositif complexe ?
Soit un dispositif de mémoires. Récits de mémoires. L’enquête démarre. Déplacement en Argentine. Visites. Vérifications. Tout a les apparences d’un théâtre documentaire. Mais de son dépassement. Transaction permanente avec la fiction. Mise en abyme. Doutes. Chausses-trappes. Invraisemblances. Construction hélicoïdale. En poupées russes. Substitutions. Glissements. Ellipses. Et palimpseste.
Pour la spectatrice / le spectateur, impossibilité permanente de démêler le vrai du faux avec assurance, s’il fallait s’en tenir au seul fil des péripéties, dans une optique anecdotique. À la spectatrice / au spectateur se présente avant tout une expérience du vertige. Il y aurait là comme une hybridation entre les options du documentaire d’une part, de l’autofiction d’autre part. Un étourdissement magistral. La langue est très précise, les faits d’apparence toute exacte ; l’intelligibilité toute à portée d’écoute et de regard.
Sauf. Sauf que tout s’ouvre sur le remous des interprétations. Théâtralement parlant, celle de Marcial Di Fonzo Bo, son jeu, restent parfaitement sobres, limpides, physiquement très incarnés, mais protégés de toute emphase. Texte clair et jeu sobre ? La tension n’en est que plus fulgurante pour laisser palpiter un vaste horizon imaginaire. À la hauteur des enjeux. Historiques. Politiques. Ils sont majeurs.
Dans le fameux appartement, a eu lieu, aurait eu lieu, un enlèvement, aux temps les plus sombres de la dictature militaire argentine. Enlèvement du musicien Luca Misiti. Cela à l’instar de trente mille de ses concitoyens, opposants au régime. Lequel les aura combattus jusqu’à procéder à l’anéantissement de leurs propres dépouilles, jetées à la mer depuis des avions. Au moment où on écoute la pièce, l’extrême droite est revenue au pouvoir en Argentine ; n’ayant de cesse de relativiser cette mémoire.
Laquelle renvoie plus profondément au cœur du siècle dernier, à travers l’évocation d’un autre musicien, dénommé Schmidt, lui juif, enlevé à Paris en 1941, sans traces. Si ce n’est que son confrère argentin, Luca Misiti, se serait attaché au sauvetage de ses œuvres… D’où ce segment du titre de la pièce, reliant deux époques, deux moments des fascismes occidentaux : Argentine 78 – France 41.
On pourrait s’émouvoir de la légèreté apparente de cette allusion à un score de rencontre sportive. Mais non. L’enjeu est là. Le théâtre est jeu. Voire un lieu du divertissement. À tout le moins : de la licence imaginaire. Devant une pièce brillantissime, on a fini par vouloir entendre deux messages cruciaux à l’ère de la post-vérité, avec ses réseaux, son effrayante inversion du sens et du langage. Double responsabilité. Responsabilité de qui se fait un récit des choses, l’élabore, le transmet. Puissance de déplacements, propre du théâtre. Responsabilité de qui aborde ce récit, dans ce qu’il veut bien croire. Protagonisme des spectateur.ices.
Dans le tournoiement d’une pièce qui saisit celleux-ci, une brêche opère au final. Les spectateur.ices sont invités à descendre sur le plateau. Mais sans rien qui rappelle les facilités démagogiques d’un théâtre interactif. La spectatrice, le spectateur, arpentent alors un espace, faisant foule autour d’un comédien dont on ne sait plus trop où il se trouve. Voilà un espace intégral, vivant de traces, de bribes, d’artifice, de reconstitution du fameux appartement, par voie de décor. Soupesons tous les signes. Suspectons tout récit.
Assumons les mémoires (troubles, amnésies, opinions), où loge de la vérité. À affronter. Toute la soirée, de loin en loin, un piano sur scène aura vu s’animer son clavier, automatiquement, sans que personne n’en joue. Il n’est de mémoire sans absence ; sans disparition. Et de loin en loin, on a entendu des scansions parlées telles que celles-ci : « Un silence qui paraît pas naturel. » Ou bien : « Un calme qui paraît pas naturel. » Suspension. Saisissement furtif. Et ce doute : y aurait-il résistance des mots à dire certaines choses ? Ou impuissance ? Place faite à la musique, et au chorégraphique de foule rassemblée.
On aura particulièrement remarqué la texture des applaudissements émanant de celle-ci pour saluer la représentation de ce jeudi 9 octobre 2025. De la part d’un public en grande part juvénile — comme heureusement souvent à Grammont — ces applaudissements furent exceptionnellement longs, nourris, mais comme mûrement réfléchis, d’une foule devenue actrice au plateau et non plus assise en travées. Rien d’un enthousiasme tapageur, qu’on adresserait à une star du plateau (fût-ce au théâtre public), comme il y en a de la variété. Et tout d’un signe de reconnaissance admirative d’une intelligence. Un appel. L’essentiel.
Gérard Mayen
Fonzo Bo au Théâtre des 13 vents du 8 au 10 octobre. Réservation
altermidi, c’est un média indépendant et décentralisé en régions Sud et Occitanie.
Ces dernières années, nous avons concentré nos efforts sur le développement du magazine papier (13 numéros parus à ce jour). Mais nous savons que l’actualité bouge vite et que vous êtes nombreux à vouloir suivre nos enquêtes plus régulièrement.
Et pour cela, nous avons besoin de vous.
Nous n’avons pas de milliardaire derrière nous (et nous n’en voulons pas), pas de publicité intrusive, pas de mécène influent. Juste vous ! Alors si vous en avez les moyens, faites un don . Vous pouvez nous soutenir par un don ponctuel ou mensuel. Chaque contribution, même modeste, renforce un journalisme indépendant et enraciné.
Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel. Merci.







