Il fallait un réalisateur venu du Canada pour mettre les pieds dans le plat. Une jeunesse française, formidable documentaire programmé au festival Itinérances d’Alès, s’attache au parcours de deux raseteurs languedociens, de familles d’origine maghrébine, qui, tout en brillant dans l’arène, doivent composer avec un milieu régional traditionnel largement acquis au RN.


 

Beaucoup de ses lecteurs potentiels ne comprendraient rien à cet article sans quelques lignes pour présenter tout d’abord ce qu’est la course camarguaise. Entre Hérault, Gard et Bouches-du-Rhône, dans les villages des plaines basses du delta (au sens élargi), on voue un culte aux taureaux. De jeunes hommes évoluent dans l’arène en tentant de subtiliser, sur le frontal des bêtes, des attributs qui y sont fixés. Ce sont les raseteurs. Ces joutes sont extrêmement spectaculaires. Et dangereuses. Adulés par le public, ces taureaux font carrière eux aussi. Saison après saison, ils deviennent de plus en plus experts et redoutables pour déjouer les comportements humains.

Très enracinée dans la vie rurale et ses fêtes, à même les prés et les rues, les pratiques populaires liées à la course camarguaise sont plus ouvertes que le fonctionnement des grandes disciplines sportives. Ainsi une quantité de garçons d’origine maghrébine y ont trouvé un contexte où faire montre de leur intrépidité. Et une bonne moitié des raseteurs professionnalisés partagent cette origine maghrébine. Cela, non sans briller au palmarès des trophées. Or, l’aire géographique de la course camarguaise recoupe celle de la plus forte influence du RN. Lequel instrumentalise l’attachement à une culture provençale traditionaliste. Contradiction !?

Une jeunesse française. Ce titre peut surprendre, pour un long documentaire (84 minutes) tout ancré dans un phénomène strictement local et rural. Un titre passablement provocateur — qu’est-ce qui est « français ? » — que le réalisateur Jérémie Battaglia n’a pas choisi au hasard. À 35 ans, voici vingt ans que celui-ci vit au Québec. Avant quoi, il avait grandi à Marignane, déjà sensibilisé à la situation des populations immigrées. Mais il n’a réellement découvert la course camarguaise qu’au moment de décider d’en faire un film.

Est-ce ce jeu complexe des origines et de l’éloignement qui, marquant sa propre vie, lui donne une formidable acuité de regard sur les contradictions vives qu’il veut toucher dans son film ? Le paradoxe maghrébo-provençal de la course camarguaise se remarque à l’œil nu. Mais en temps normal, il convient de l’esquiver dans les discours, ou en presse régionale. Il y a là au mieux un impensé, voire un embarras, finalement un tabou.

Par exemple, le 11 février 2023, douze mille défenseurs des traditions de la course camarguaise se rassemblaient à Montpellier, craignant de nouvelles restrictions réglementaires d’inspiration animaliste. La plupart des discours jouaient d’une opposition exacerbée entre ruralité et monde urbain, parfois lamentablement. On remarqua donc l’allocution de la jeune Reine d’Arles.

Camille Hoteman, diplômée après un cursus universitaire à la ville en sciences du langage, faisait mouche en incarnant une modernité possible du monde camarguais. Et de vanter habilement les vertus finalement écologiques du lien immémorial entretenu par les populations du delta avec une nature et un bétail très singuliers. En revanche, pas un seul mot pour valoriser la remarquable dynamique intégrative de la course camarguaise, capable de transformer en stars publiques quantité de jeunes de milieux populaires d’origine maghrébine. De tels mots ne pouvaient s’entendre dans un tel rassemblement !

 

Une jeunesse française, Jawad Bakloul.

 

Lui beaucoup plus libre, le cinéaste Jérémie Battaglia choisit au contraire d’en faire pleinement son sujet. Il aura consacré huit années à la réalisation de son documentaire, s’attachant à deux raseteurs de Petite Camargue : Belkhacem Benhammou et Jawad Bakloul, autour de la trentaine. En les observant, en les écoutant, il s’agit de saisir comment, dans une société française, et notamment méridionale, encline à constamment leur demander de justifier de leur identité, c’est à travers leur succès dans la course camarguaise, ce monde souvent très sensible à l’influence RN, qu’ils parviennent à construire leur vie d’adultes aujourd’hui affirmés.

Maintes fois, Jawad Bakloul ou Belkhacem Benhammou ont entendu crier « Assez des bougnouls chez nous ! » depuis les gradins. Mais ils disent aussi : « Tu rentres dans l’arène, et là comme au football, c’est une foule entière qui ne regarde que toi et qui t’applaudit. » Et Jawab Bakloul de saluer « la reconnaissance que j’ai eu à travers la course camarguaise ; c’est un fait qu’on m’a laissé le droit de m’exprimer et montrer mes qualités ». Tout en reconnaissant la philosophie implacable de cette discipline : « après, c’est le taureau qui décide si j’ai les qualités ou pas ».

Comme tant d’autres de ses potes de quartier, Belkhacem Benhamou évoque ce moment de sa vie vécue sur le fil « entre le sport et la prison. Heureusement que la culture camarguaise est venue à moi et j’ai été à elle ». Puis, à l’instar de n’importe quel enfant du pays : « On est tellement bien, ici, dans le sud. » Et encore, « on aime nos traditions. C’est les cigales, c’est savoir parler provençal » (un usage pourtant devenu terriblement minoritaire). Paroles d’arabe. Dans sa vie, dans son monde. C’est « la fé di biou » expression mistralienne qu’on peut traduire par « le culte du taureau » camarguais.

Au fil des années consacrées à ce film, Jérémie Battaglia est parvenu a une virtuosité époustouflante au moment de saisir les instants fulgurants, effrayants, périlleux, vécus dans l’action des arènes. Sa caméra partage le grand frisson. Elle s’en extrait aussi, pour se glisser en coulisses, divaguer dans les rues des cités, errer nuitamment dans les prés, trinquer aux terrasses des cabanes, ou sonder la pierre des arènes. Il donne une vision heureusement hallucinée du magnifique amphithéâtre contemporain dont s’est doté Lunel. Un espace, un milieu.

Il joue aussi au plus près de la rencontre, de l’écoute, de ses deux héros méridionaux. L’œil s’approche de leurs corps charcutés de cicatrices tracées à coups de cornes furieuses. Et l’oreille se tend vers deux récits de vie profondément réfléchie, de jeunes hommes parvenus à l’âge de la paternité, inquiets de décider d’arrêter de jouer leur peau face au taureau, l’un d’eux fier d’être aussi devenu pompier professionnel. Et les compagnes veillent…

Ce sont des vies en contradictions, en maturations, comme toutes vies. Il y a quelque chose de poignant quand ces très grands professionnels expliquent que leurs proches eux-mêmes n’ont pas toujours compris leur parcours : « Mes propres frères ne sont jamais venus me voir dans l’arène », raconte l’un. Cela est passé aussi par le mensonge aux parents : « je racontais à ma mère que j’allais jouer au foot ». Il fallait braver l’idée que « tout ça n’est pas de notre culture ». Incompréhension, indifférence, voire rejet, à contre-sens.

À cet égard, les dernières images, qu’on se gardera de “divulgâcher”, de Belkhacen Benhammou finalement accompagné par son vieux père dans les arènes, sont finalement poignantes. Par-delà les non-dits des parcours de l’exil. Au plus loin du chez soi ; au plus près du pays vécu.

Gérard MAYEN

 

Une jeunesse française, film de Jérémie Battaglia, sortira dans les salles françaises à l’été prochain. D’ici là, il figure à l’affiche du festival de cinéma « Itinérances » à Alès (21 au 30 mars 2025).

Lire aussi : La tradition, certes. Mais où est le progrès ?

Photo 1 : Une jeunesse française, Belkhacen Benhammou.

 

Avant de quitter cette page, un message important.

altermidi, c’est un média indépendant et décentralisé en régions Sud et Occitanie.

Ces dernières années, nous avons concentré nos efforts sur le développement du magazine papier (13 numéros parus à ce jour). Mais nous savons que l’actualité bouge vite et que vous êtes nombreux à vouloir suivre nos enquêtes plus régulièrement.

Et pour cela, nous avons besoin de vous.

Nous n’avons pas de milliardaire derrière nous (et nous n’en voulons pas), pas de publicité intrusive, pas de mécène influent. Juste vous ! Alors si vous en avez les moyens, faites un don . Vous pouvez nous soutenir par un don ponctuel ou mensuel. Chaque contribution, même modeste, renforce un journalisme indépendant et enraciné.

Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel. Merci.

Avatar photo
Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.