Entre résonances de #MeToo et assaut généralisé contre la culture, une étrange atmosphère planait sur les représentations de La Réunification des deux Corées. Une pièce magnifique, au demeurant. Mais trop, pour réellement perturber ?


 

C’est peu habituel. À l’auteur de ces lignes, il aura fallu laisser courir un délai de quarante-huit heures pour se convaincre de son désir d’écrire à l’issue de la représentation de La réunification des deux Corées à laquelle il a assisté. Une très grande pièce, du très grand Joël Pommerat, programmée à Montpellier les vendredi et samedi 14 et 15 février par la Cité européenne du théâtre – Domaine d’O.

On donne cette précision au fil du texte, de manière, là encore, inhabituelle. C’est que cette entité est elle aussi embarquée dans l’effroyable tourmente budgétaire qui est en train de ravager la vie culturelle dans l’Hérault. À la mi-février seulement, cette affiche est déjà l’avant-dernière de la saison, pour cette entité qui est un vaisseau-amiral de l’art théâtral, repéré sur le plan national… De surcroît c’est l’Opéra-Comédie, ses ors et ses velours sur la place de la Comédie, où le théâtre est rare, qui abritait ces représentations. À tout cela on trouve des résonances graves, qui teintent le regard qu’on porte sur l’événement.

On y vient. Cette pièce ne file pas une intrigue. Elle enchaîne vingt tableaux, vingt courtes pièces au bout du compte, fermement séparées par des noirs. Chacune peut s’entendre pour elle-même de manière close. Certes une thématique commune les réunit, qui consiste à explorer les non-dits, les faux-semblants, les faux-fuyants, dépits et dérisions, vains espoirs, trahisons, malentendus et désillusions, qui courent à fleur des relations affectives, sexuelles, dans le quotidien des couples, des foyers, des paires de rencontre, et autres parentalités. Toujours enlevée, la tonalité emprunte aux régimes de l’absurde, du loufoque, de la satire, en portant sur ces choses un regard acerbe, parfois dévastateur, et désillusionné.

 

Regarder une pièce

Voici huit jours, également à Montpellier, Olivier Neveux nous avait mis la puce à l’oreille, au cours de son séminaire « Regarder une pièce ». Ce théoricien critique radical avait précisément semé le doute sur la portée de l’art de Joël Pommerat, unaniment célébré (un peu trop ?). Ce doute : toute une pièce durant, notamment celle-ci, c’est comme si on remettait une pièce (de monnaie) dans la machine, en obtenant à chaque coup et à coup sûr l’effet escompté. À chaque fois on débouche en plein climax d’une situation dramatique.

Alors on est saisi. Emballé, pesé. C’est finalement très confortable. Le procédé est adroit. Habile. S’il s’agissait d’éveiller un ressenti quelque peu problématique chez le spectateur, la spectatrice, on pourrait rêver une dramaturgie qui soit plus troublante, moins maline, où l’on risquerait l’entrée en errance véritable, le brouillage des repères, l’exigence de quête ; tout cela de préférence à un système très prévisible, donc rassurant, du gagné d’avance.

On n’aurait peut-être pas dû écouter Olivier Neveux. Son lancement d’alerte continuait d’occuper notre regard devant La réunification des deux Corées, émoussant son côté corrosif, au point qu’on lui trouvât une humeur assez bourgeoise. Du reste, cette pièce était créée voici onze ans. Depuis lors se sont soulevées les grandes vagues du nouveau féminisme et de la radicalité queer. C’est dorénavant avec une acuité exceptionnelle que sont repensés les liens de l’intime et du politique, du personnel et du collectif. Cela éveille des haines réactionnaires d’une intensité telle qu’on n’est pas sûr que les petites comédies tramées dans La réunification des deux Corées soient tout à fait à la hauteur.

Il n’empêche. Quarante-huit heures plus tard, cette pièce continue d’opérer un travail du trouble. Trop forte quand même. Il faut s’en souvenir à deux fois. On n’y est pas dans le vaudeville bourgeois. L’univers n’est pas celui des salons, boudoirs et chambres à coucher. Le plateau est laissé immense, quasi vide, juste coupé de grands pans qui transforment les entrées et sorties des comédien.ne.s en avancées au vide. Dans l’espace ouvert, débarrassé d’accessoires, la distance entre les protagonistes, souvent ample, est problématisée.

Il en va de même avec la sonorisation des voix, comme avec les lumières somptueuses, qui happent les situations, en insinuant une qualité de distance et d’étrangeté dans les situations ; entre les présences. Les neuf interprètes incarnent une cinquantaine de personnages, au total. Cela en rajoute encore, pour que cette pièce détende le ressort toujours très dominant au théâtre, de la projection identificatoire du spectateur, de la spectatrice, avec le personnage comme avec la situation représentée sur scène.

 

Le défi du vide

Il y a finalement quelque chose de très chorégraphique à la circulation du ressenti physique dans ces Deux Corées. Du reste, voilà qui se termine en s’unifiant par une brève scène de grande danse à proprement parler. Avant quoi, c’est tout du long, que le spectateur, la spectatrice ont à composer avec un défi du vide, creusé au plateau, comme entre scène et salle ; finalement en chacun.e, y compris par les tripes. Il y a du défi à soi-même. S’il reste tout de même à se reconnaître quelque part, c’est dans un malaise du doute, de chacun.e, renvoyé.e à sa propre petite misère, sa limite, son échouage, en jeux relationnels, qui produisent le monde en son état.

Parmi tous les tableaux qui se suivent, retenons, par exemple et par arbitraire, l’immensité du désarroi cinglant d’une prostituée, le piège élastique des rapprochements et répulsions, de l’attirance et du rejet, tramé en direction d’un possible client supposé, acquiesçant, refusant, tandis que la malheureuse rabat ses prétentions de cent vingt dollars initialement, à une somme quoiqu’il arrive pour attestation qu’elle existe. Cela jusqu’à cinq dollars. Mais zéro, non. Par ultime principe existentiel, à en hurler. Scène, salle, homme, femme. Nuit, pas. C’est un vertige glaçant. L’homme reste droit en principes, la femme ramassée en convulsion de rage indignée.

Mais au fait, y aurait-il du géopolitique dans ce titre évoquant les Corées ? Faut-il se souvenir des prétentions de Donald Trump en transactions invraisemblables avec Kim Jong-un, plus ou moins à l’époque où la pièce était créée ? Non. Pas plus qu’un trait d’esprit humoristique, pour dire comment il peut être aussi infernal de re-lier un couple que réunifier les deux parti(e)s de ce pays. Or rien n’est jamais tout à fait dé-lié. On y vient. L’intime. Le politique. Le/la spectateur.ice. Le/la citoyen.ne. Au final des saluts, la troupe fit lever la salle « pour la culture ». Et pour la seconde date, du samedi, donnée « en matinée » (au sens théâtral), il s’est trouvé que le cortège protestataire de la culture est venu se terminer devant l’opéra, à l’heure pile où à l’intérieur le rideau était en train de se lever.

Tous corps en mouvements.

Gérard Mayen

 

Lire aussi : Vivre ses émotions avec Joël Pommerat et sa troupe

 

Avatar photo
Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.