Dans le spectacle La tendresse, de Julie Berès, huit jeunes hommes décapent avec autant de vigueur que de subtilité, au final, les codes restrictifs de la banalité virile.
Étrange, heureuse, coïncidence. On passait par Perpignan. On jetait un œil sur La semaine du Roussillon. On y remarquait un article annonçant le spectacle La tendresse au Théâtre de l’Archipel : un très bel endroit — on parle architecture — où siège la scène nationale de la capitale de Catalogne nord. Laquelle faisait, voici quelque temps, la une de l’actualité politico-culturelle, sur le mauvais versant. Se posait alors la question, sous tension, des rapports de la direction de cet établissement culturel avec la municipalité perpignanaise, récemment conquise par le Rassemblement national.
Enfin bon ; retour à ce spectacle, ainsi annoncé par la metteuse en scène Julie Berès : « Comment être un mec bien aujourd’hui ? Les garçons de La tendresse ont souvent dû se mentir à eux-mêmes pour appartenir au “groupe des hommes” et correspondre à la “fabrique du masculin”. Pourtant, chacun à sa manière, ils ébranlent les assignations d’une identité fondée sur la performance, la force, la domination de soi et des autres. » Voilà qui fleurait bon le féminisme ambiant. Or la coïncidence évoquée plus haut, était de s’y trouver le soir même où se préparait l’annonce de la victoire de Donald Trump aux présidentielles américaines — catastrophe absolue, d’un point de vue féministe.
À l’Archipel, on se trouve avec un public bien divers, peut-être plus que dans les salles expertes qu’on fréquente habituellement à Montpellier. Mes voisins, jeune hétéro-couple bien mis pour sortir, consultent la feuille de salle citée plus haut. Et la jeune femme avertit sagement son compagnon qu’ici on n’est pas à Boitaclous. Pour sûr, le théâtre de service public à d’autres exigences que cette autre structure typiquement perpignanaise, qui bombarde depuis des décennies une programmation de théâtre d’humour, indexé sur la culture télévisuelle et de réseaux sociaux, dont la finesse d’approche n’est pas la première caractéristique.
Au tout début de La tendresse, on pourrait s’y croire. On craint même. La pièce s’avère autant chorégraphique que théâtrale. C’est alors un énorme mouvement, un tapage corporel, testostéroné à l’extrême, en pleine fureur hip hop. On aime bien l’idée d’avoir été chercher dans les corps dansants une force de frappe d’expression aussi puissante, sinon plus, que le jeu théâtral. Mais on craint que ses performeurs y soient piégés à l’extrême dans des stéréotypes virilistes. C’est pesant. Plus tard dans la pièce, il y aura bien un solo de danse classique, tout d’élégance tourbillonnante, venu en contre-point. Mais n’est-ce pas un leurre ? Cet autre type de danse n’est-il pas, tout autant que le hip hop, figé dans son imagerie, corseté dans le carcan de l’exigence technique ? À cette aune, sur le plateau, on semble ignorer à peu près tout de la critique contemporaine des corporéités.
Les huit interprètes sont néanmoins très divers, chacun singulier dans sa morphologie, finalement son type humain. C’est très sympa. Mais on continue de craindre un peu, cette fois sous l’angle d’une collection de stéréotypes attendus. Et ça coince encore, car chacun se détache tour à tour, pour un déroulé de propos, de récit, d’anecdote, de réflexion, qui hache la dramaturgie dans une logique de spectacle à sketches. Toujours plus de tension, entre un tsunami d’énergie masculine d’une part, et d’autre part un cloisonnement dans la fixité des motifs.
Or voilà que toutes ces craintes initiales se dissipent peu à peu. Déjà on apprécie un retournement de principe : alors que La tendresse brasse quantité de questions que le féminisme a soulevées, c’est tout de même très dépaysant, intriguant et stimulant, que son propos soit entièrement dévolu à des mecs. Rien que des mecs ? C’est à voir. Vite on soupçonne que l’un des personnages les plus tassés sur lui-même, encapuchonné jusqu’à la dissimulation de visage, poings dans les poches du sweat, renfrogné butté, recèle néanmoins quelque chose de féminin. Fluidité de genre. Interstitiel.

Puis derrière la carapace des comportements virils, c’est le texte théâtral, issu d’une patiente collecte effectuée par les auteurs du spectacle, qui accomplit son œuvre. Une bonne dose de sincérité, une belle pincée d’humour, un sacré sens du double jeu, et pas mal de trouble au frotté du réel, font peu à peu leur œuvre : les souvenirs de sa maman, la confrontation difficultueuse aux pères, l’épuisement des compétitions de vestiaire, la hantise normative des attributs et fonctions physiques, le frottement au mystère de l’altérité, l’alchimie chaotique de la drague et ses vestes, les doutes et beautés du couple, les responsabilités de paternités à venir…
Etc, etc. Appelons cela de la déconstruction — le vilain mot avec lequel certains voudraient faire peur dans la guerre culturelle. Or c’est tout en glissements, en désarticulation, finalement en douceur. Le masculin : un océan de diversités contrariées. Et il se crée tout un attachement avec cette bande de gars, qui sont simplement en recherche. Cela va bien entendu à un coming out gay, façon rassérénante. Voire à des attirances pour la jouissance prostatique en contexte hétéro. Juste d’un trait. Hop là. Depuis lors on a eu vent de la grande enquête de l’Inserm sur les évolutions de la sexualité des français.e.s.
Alors c’est tout un vent de liberté, très oxygénant, qui émane de La tendresse. Au début, on n’en pouvait plus d’une étrange scénographie verticalisée, qui contraignait ces garçons à s’afficher avec rage dans des courses en hauteur. Au final, ce sont leurs descentes en dérapage contrôlé, qui attendrissent. Au début, on n’en pouvait plus de ces frappes démonstratives, des bras en direction des pecs’, comme autant de mises au défi et prises à partie oratoires, typiques du rap. Au final, on y voit aussi un geste presque introspectif, de recherche d’intériorité en soi.
Et au grand final, c’est toute une valse de costumes qui se produit. Bien entendu, certains jouent d’inversion du masculin et du féminin. Mais globalement, c’est moins binaire, c’est largement festif, formidablement divers, joyeusement fluide. Au final du final, il nous a semblé que les femmes, côté salle, furent les plus déter’ à acclamer cette vision de La tendresse. Et on se dit que si le message était globalement woke, il ne distillait rien de plus que le plaisir stimulant de se poser des questions, ne rien prendre pour évidence, juste se demander comment être un mec bien, disons un peu mieux. Questionner les rôles, le genre. Oser. Malgré les agitateurs d’extrême droite de la guerre culturelle — politiciens notamment — on ne voit pas ce qui peut faire un drame là-dedans. À moins de détester la liberté.
Gérard Mayen