altermidi était cette année partenaire des Rencontres Musicales Internationales d’Aigues-Vives dans le cadre desquelles une journée a été consacrée à la place particulière que tient la musique pour le cinéma dans l’œuvre de Chostakovitch. Retour sur la réception du film Seule présenté par l’Association Mouvement Chostakovitch. Quand les stéréotypes ont la peau dure, ils peuvent aussi éveiller le goût de les démonter…


 

Quand un festival rend hommage à un compositeur de génie qui n’a pas manqué l’occasion de composer les plus belles partitions musicales pour cinéma à ses débuts, l’évidence est de programmer un film qui en témoigne. Par ailleurs, on oublie souvent que le cinéma soviétique n’a pas été le seul à produire des films de propagande. Que dire du cinéma d’Hollywood qui, pour justifier la colonisation des territoires d’Amérique, n’hésitait pas à montrer les Indiens comme des bêtes sauvages ? Beaucoup des œuvres d’art, particulièrement celles du cinéma et de la littérature en font de la propagande, quand ils vantent les mérites de « ceux qui agissent pour le bien », comme le fait le film soviétique Seule datant de 1930/31. La mission d’un festival n’est-elle pas aussi celle de « cultiver » en dehors de toutes opinions ou préjugés personnels ?

Ainsi, un des évènements marquants des Rencontres Musicales Internationales d’Aigues-Vives (15 au 17 septembre, dans le Gard) était la projection, un évènement rare, de Seule. L’un des partenaires du festival, l’Association Mouvement Chostakovitch, a assuré une nouvelle version vidéo et de nouveaux sous-titrages pour l’occasion. Quant au son du film, et comme les membres de l’association ont élaboré : « Nous avons décidé de garder la bande son d’origine, celle qui avait été ajoutée au film, initialement conçu comme film muet. Même si la qualité technique laisse parfois à désirer (elle a plus de quatre-vingt-dix ans quand même), cette bande son se trouve en parfaite harmonie avec les éléments modernistes dans les séquences créées par les réalisateurs Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg. Le son contient parfois des bruitages crus et percussifs, des voix (rarement synchronisées) et une partition époustouflante composée par le jeune Dimitri Chostakovitch et jouée par un orchestre spécifiquement réuni pour le projet. D’ailleurs, et à plusieurs reprises, des éléments modernes se trouvent dans cette musique, comme la combinaison de la harpe avec le thérémine pour illustrer une tempête de neige. »

En bref, l’histoire du film Seule est celle d’une jeune institutrice, Kuzmina, vivant à Leningrad, qui est envoyée sur ordre de l’État dans l’Altaï pour y enseigner aux enfants. Pendant son séjour, elle manque de mourir dans une tempête de neige (elle a été délibérément abandonnée). Grâce à la technologie russe courante, elle est sauvée par avion et ramenée à Leningrad.

 

« De toute façon on savait tout ça… »

 

Quant à la réception du film, commençons dans le village d’Aigues-Vives, bien loin des montagnes enneigées et les paysages rudes de la Sibérie. Même si le public gardois (trop peu nombreux) a applaudi avec ardeur, leur applaudissement n’a pas complètement masqué certaines voix critiques dans la salle, telles que : « Interminable ! », « Du pur propagande ! » et « De toute façon on savait tout ça ». Bon : on éteint le projecteur, on sourit et on va discuter avec une poignée de personnes encore assises, pour qui Seule, en dépit de l’inévitable propagande imposée par l’État, montre une « autre » URSS et tire même des parallèles entre les pénuries d’instituteurs dans une France provinciale et en ce qui concerne certaines régions très loin des grandes villes Russies. Si le film a été un succès en salle dans les années 30, c’est parce que le public avait bien saisi le fond de cette histoire, et comme l’explique Kozintsev :

« Seule devait montrer l’impossibilité de construire le socialisme contemporain par et pour un seul homme. Ainsi prouver la relation étroite de chacun dans le cadre d’un collectif, même alors que leur travail commence tout juste à devenir précieux pour tous … Nous nous efforcions de réaliser un film aussi simple et en même temps aussi expressif que possible. On peut même dire que l’économie du récit artistique peut produire le maximum d’impact ».

De plus, Chostakovitch avait audacieusement forgé une nouvelle relation entre le son et l’image, renforçant cette dichotomie.

Mais pour revenir à une appréciation du film bien moins objective, c’est la fameuse revue Télérama qui s’est fait voler dans les plumes lorsque leur critique Anne Dessuant écrit en 2004 :

« Le genre : soviet extrême.

Le début est prometteur, entre réalisme poétique et expressionnisme graphique : à Leningrad une jeune fille se réveille lascivement pendant que la ville s’agite sous ses fenêtres. Les bus se croisent, les ombres des passants s’allongent, dans un noir et blanc impérial. Mais très vite ça dégénère, dès que les haut-parleurs de la rue commencent à vociférer la doctrine édifiante du Parti : “L’intérêt de tous passe avant les désirs personnels”… Et la jeune fille lascive du début va se changer en intégriste de la cause socialiste, allant même jusqu’à risquer sa vie dans les neiges sibériennes pour dénoncer un affreux paysan qui ose encore s’adonner au commerce privé des moutons. Le film a été restauré en 1966, mais certaines scènes ayant disparu, des cartons au lyrisme épais nous racontent les images manquantes, celles de la tempête de neige, justement, le moment-clé du film. Certains soirs, le cinéphile a le droit de se dire que trop c’est trop. »

Ce qui a mérité la réponse d’un auditeur :

« Madame

Dans son livre Les origines du communisme Gérard Walter parle des premières communautés chrétiennes où “tout ce qui était produit par la communauté était partagé équitablement…” et donc où l’on n’aurait pas admis “qu’un affreux paysan s’adonne à un commerce privé pour ses intérêts personnels”. Il y aurait donc eu “péché d’intégrisme de la cause socialiste”. Je conseille donc au très catholique Télérama et à madame Anne Dessuant qui doit être certainement chrétienne, de lire ce livre et donc se cultiver un peu plus. Ce qui est encore plus grave, et c’est bien la preuve d’un parti pris systématique, c’est d’avoir résumé ce film de cette façon, en oubliant de préciser que cette jeune fille est institutrice et qu’elle est d’abord venue au village pour instruire les enfants : voilà pour les paysans une menace et un problème qu’il aurait été plus intéressant d’évoquer, ceux de perdre une main d’œuvre docile et bon marché. Enfin, dire que “la séquence de la tempête de neige, (qui a été effectivement perdue) est le moment-clé du film” me laisse pantois, rien qu’un argument de plus pour traîner ce film dans la boue, puisque cela fait croire aux spectateurs qu’ils auront raté l’essentiel. Quand en plus, rien n’a été dit sur la musique de Chostakovitch, considérée par Georges Sadoul comme la meilleure partition qui ait jamais été écrite pour un film, je ne peux que moi aussi terminer ma lettre en disant : trop c’est trop. Selon vous, un cinéphile n’aurait donc pas le droit de compter dans sa vidéothèque un seul film soviétique ?

Décidément, Télérama ne manque jamais de baver sur le communisme chaque fois que l’occasion se présente. Votre haine vous aveugle tellement qu’elle vous a fait sans doute perdre à jamais la faculté intellectuelle de déceler toutes les subtilités de “la propagande capitaliste, colonialiste, impérialiste…” du cinéma américain depuis ses débuts.

Philippe D, Lyon »

Je ne pense pas que quelqu’un de Télérama se trouvait dans la salle Marius École à Aigues-Vives le 16 septembre 2023, mais l’esprit parmi certains riverains témoigne du même aveuglement cité ci-dessus, hélas. De toutes façons, la plupart des cinéphiles jugent d’abord un film en tant qu’œuvre du Septième Art, pour son esthétique, son langage qui lui est propre, et le message humain qu’il contient, mettant en arrière-plan l’intention des auteurs même si ceux-ci doivent obéir à des impératifs de propagande à seule fin de financement.

« Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé » : Einstein avait bien raison.

Alan Mercer

Président de l’Association Mouvement Chostakovitch

 

Illustration. Dmitri Chostakovitch tel que représenté sur la couverture du Time Magazine, publié le 20 juillet 1942.

 

Lire aussi : Les compositions de Chostakovitch pour le cinéma

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