Béziers – L’envers du décor : dans ce nouveau film d’une durée de trois heures, Daniel Kupferstein explore en profondeur le redoutable système du maire de Béziers. Au-delà des coups médiatiques, et à l’écoute de ses victimes et opposants, c’est une implacable logique d’extrême droite identitaire qui se révèle.


 

Trois heures. Est-ce bien raisonnable ? Franchement, on se posait la question en apprenant la durée du film Béziers – L’envers du décor. Il était récemment montré pour une projection militante à Sète (organisée par la Ligue des Droits de l’Homme). Le 7 décembre prochain, une nouvelle projection se fera en avant-première au cinéma Diagonal de Montpellier. On est allé à Sète. Et on est sorti convaincu de la grande importance de ce film réalisé par Daniel Kupferstein — cinéaste, documentariste, implanté en Languedoc. Trois heures de durée à l’écran lui permettent une exploration très profonde, très proche des gens, du système à l’œuvre à la tête de la ville de Béziers.

Ce système, c’est celui du maire Robert Ménard, élu en 2014 premier magistrat de la grosse sous-préfecture héraultaise. Cela à la faveur d’une triangulaire, et avec le soutien primordial du Front National. Après une réélection en 2020, Robert Ménard est en train d’effectuer son second mandat à la tête de la quatrième ville la plus pauvre de France. Il a aussi réussi à s’imposer à la présidence de l’agglomération qui regroupe seize commune du Biterrois.

Voici dix ans maintenant qu’on s’est habitué — hélas, combien hélas — à une suite récurrente de coups médiatiques marquant la vie biterroise. On ne devrait pas. Pour n’en citer que quelques-uns : la visite d’intimidation à des réfugiés syriens récemment arrivés, les arrêtés anti-chicha ou la politique anti-kebab, les statistiques (illégales) de composition ethnique des effectifs scolaires, l’affichage de masse dénonçant une subversion migratoire, les affiches de revolvers désignés comme « nouveaux amis de la police municipale ». Etc.

En fait, c’est incessant. Et cela passe aussi, nuitamment, par le décès de Mohamed Gabsi, aux mains de la dite police : un garçon faible, mort après interpellation sans défense, pour rien de plus grave qu’avoir enfreint un soir les règles du confinement anti-Covid. Outre le fait de générer une formidable caisse de résonance, les coups médiatiques ont l’énorme défaut de hacher la perception qu’on peut se faire d’un phénomène. Ainsi, concernant la conduite de Béziers par l’extrême droite, on peut se faire l’idée d’une politique juste raciste anti-arabe ; tellement dans l’air du temps.

Mais quand on sort de trois heures de projection qui permettent de décortiquer toutes les articulations du système Ménard, on y a vu apparaître tout un système, justement : soit l’emprise totale et systématique d’un projet politique et de société. Ce projet est en fait celui de l’extrême droite identitaire, de reconstruction d’une France blanche catholique traditionaliste, déterminée à exclure et écraser ses composantes issues de la diversité. Lorsque Robert Ménard s’emballe pour Éric Zemmour, lorsqu’il réunit à Béziers toutes les grandes figures de la droite la plus à droite, ce n’est pas qu’un débordement fâcheux, si les manifestants antifascistes sont accueillis par une haie de bras tendus, façon nazie.

Lui-même ancien journaliste, Robert Ménard est un redoutable communicant. Aux frais de tous les contribuables, il édite au rythme effréné d’un numéro tous les quinze jours, son Journal du Biterrois tiré à 75 000 exemplaires (!). Le principal fil rouge du film Béziers – L’envers du décor est d’en décortiquer le fond et la forme ; et de confronter cela au récit de la réalité vécue, tout aussi régulièrement, par les victimes et les opposants de la politique dont ce journal construit la propagande.

 

Une guerre culturelle

 

Là intervient Alain Korkos. Son apport est captivant. Incroyablement précieux. Alain Korkos est un analyste de l’image. De façon rigoureuse, il expose comment le Journal du Biterrois se distingue radicalement des autres médias municipaux ou institutionnels. Lesquels sont le plus souvent fort sages, voire un peu lénifiants. Alain Korkos démontre de manière implacable comment une source d’inspiration directe de cette publication paraît être l’hebdomadaire Détective, intégralement voué à l’adrénaline de l’émotion forte des faits divers les plus sordides. Longueur des articles, surimpact photographique, composition des pages, accroches diverses, et jusqu’aux polices de caractère, auraient migré dans le journal de Robert Ménard, directeur de publication.

En revanche sont propres à ce dernier une gamme chromatique systématiquement tricolore. Pour seul contrepoint : la menace sous-jacente du vert (couleur de l’islam). D’autres signes sont à déceler : les enfants abondent dans les pages, et ils sont presque exclusivement blonds (sans rire). Quant à la représentation des femmes, elle systématise les formes, poses et tenues aguicheuses, quitte à détonner au regard des austères préceptes catholiques identitaires qu’inspire la députée Emmanuelle Ménard, épouse de Robert, omniprésente à ses côtés dans le film, dont il finit par sembler le perroquet : elle ne dit jamais mot, grande inspiratrice de l’ombre, tandis qu’il se répand en faconde méridionale de hâbleur pied-noir provocateur.

C’est en fait toute une guerre culturelle qui est conduite. Et quand Béziers est soudain censée réveiller le culte de Jeanne d’Arc, l’imaginaire convoqué à l’appui, digne d’un parc d’attractions, il rapproche en fait “notre” sainte nationale des esthétiques germaniques de la Walkyrie (tiens donc…). À coup de crèches en plein hôtel de ville (illégales), de messe incongrue en pleine feria (dénoncée par l’archiprêtre de la cathédrale), de foire à la cochonnaille lancée le jour d’entrée dans le Ramadan, et autre soutien actif aux ultradroitiers Chrétiens d’Orient, ou réhabilitation des criminels de l’OAS condamnés par la Justice française, l’équipe du maire de Béziers vit au rythme fébrile d’une fraction militante en campagne à thèmes et symboles.

Béziers – L’envers du décor donne largement la parole à Robert Ménard. Cela en puisant dans ses déclarations publiques. Elles se suffisent à elles-mêmes. La contre-parole a été patiemment collectée auprès de dizaines d’acteurs du terrain, victimes ou opposantes de la politique menée. C’est le récit des quartiers populaires à l’abandon, des associations de terrain acculées à la faillite, des figures indésirables nommément désignées à la vindicte publique, des cafés “communautaires” (bistrots arabes) menacés de fermeture, des distributions alimentaires interdites, des bancs supprimés dans les secteurs vitrines, des marchés populaires savamment affaiblis, des employés municipaux placés sous surveillance, etc.

Ces interlocuteurs sont parfois des élus, des responsables associatifs, des militants aux propos très structurés. D’autres témoignent plus simplement d’un vécu directement quotidien. Mais par-delà l’accablement, de tous émane le sentiment d’écouter des femmes et des hommes extrêmement dignes, dans leur idée et leur pratique d’un monde ouvert, où ils préfèrent toujours tendre la main. Contre haines, tensions et divisions, cette tonalité est très réconfortante. Finalement sans faiblesse.

Gérard Mayen

Projection à Montpellier le 7 décembre 2023 au cinéma Diagonal

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.