Autour de Prades, sous-préfecture des Pyrénées-orientales, le combat contre l’artificialisation des terres agricoles, d’abord très localisé, cristallise en projet de société et tourne aux actions plus déterminées.


 

Un instant de franche explication, un soir de septembre à Prades, au cours de la réunion de rentrée des animateurs de “La terre c’est nos oignons”. Dans ce groupe de militants en lutte pour la préservation des terres agricoles, deux appréciations se font face, brièvement (on va y revenir), à propos de l’action d’éclat qui s’est déroulée en plein milieu de l’été.

Cette action remonte au vendredi 29 juillet, soirée d’ouverture du Festival de musique classique Pablo Casals, qui fait la fierté de la sous-préfecture catalane depuis bientôt trois quarts de siècle. Pour le concert inaugural, retransmis en direct sur France-Musique cette année, beaucoup de notables et décideurs du secteur, sous-préfet en tête, ont pris la route le l’abbaye de Saint-Michel-de-Cuixà. Mais en chemin, tous tombent sur des ballots de paille en travers de leur route. Une centaine de manifestants brandissent leur grande banderole : “Qui sème le béton aura bientôt la dalle”.

Dans un communiqué, ils s’excuseront auprès des musiciens et des simples spectateurs, tout en affirmant qu’ils exigent « des élu.e.s, fonctionnaires, politiques et aménageurs du département venus (ou pas) assister à cette ouverture, de stopper tous les projets inutiles et imposés qui poursuivent une idéologie du développement à tout prix (…) [Ces projets] se multiplient frénétiquement, en ne prenant en compte ni la réalité climatique, ni l’état des ressources naturelles, ni notre souveraineté alimentaire, ni même les aspirations des habitants ».

Depuis lors, plus d’une vingtaine des personnes présentes sur ce blocage ponctuel ont été auditionnées en gendarmerie — et ce contexte de répression fait que toutes les personnes citées plus loin dans cet article le seront avec des prénoms maquillés. Même sans la moindre violence, le moindre dégât, cette action passe un cran dans une mobilisation qui n’a jamais cessé en fait depuis des années. Elle change de tonalité, après tant de campagnes d’affichage et de réunions publiques.

À la réunion de septembre, Mickaël s’enthousiasme : « Il est dorénavant acquis que toute une diversité de personnes du secteur sont déterminées à passer à l’action, sans qu’elles soient des habituées des barricades. Des gens peuvent se mêler, comme ils ne l’auraient pas imaginé auparavant, par exemple en côtoyant des néo-ruraux. Désormais les décideurs risquent d’être un peu moins tranquilles, et ils n’aiment pas tellement ça. » Depuis le printemps, les affiches du collectif se concluaient sur la phrase : “Maintenant, on décide, on agit”. Claquante.

 

La tache urbaine s’est agrandie de mille hectares

 

Alors d’où vient la dissension interne, évoquée plus haut, passagèrement ? Elle vient de réserves exprimées par des habitants de la commune que traverse la route qui mène à l’abbaye. Là, une lutte a été menée l’an dernier contre un projet de lotissement sur des terres agricoles. Un projet finalement retiré. Et les habitants concernés sont convaincus d’être parvenus à un bon niveau de dialogue avec le maire de la localité. Lequel n’a pas du tout, mais alors pas du tout, apprécié que le coup d’éclat du 29 juillet focalise à nouveau l’attention sur sa commune. Cela au point que certains participants ont trouvé à redire sur le mode d’action.

Ce point de friction méritait qu’on le relève. Ne recoupe-t-il pas un enjeu de fond dans ce type de luttes ? Ou bien celles-ci se focalisent sur un seul projet, de façon extrêmement circonstanciée et localisée. Et ce pourrait être le retour de la logique du NIMYB (“Not in my backyard”, autrement dit : “je ne veux pas de cette nuisance, si c’est dans ma propre cour”). Ou bien la question de la sauvegarde des terres agricoles et espaces naturels appelle réflexion et mobilisation générale, mettant en cause tout un modèle de développement, dont chaque projet destructeur ne constitue qu’une déclinaison ponctuelle.

« Finalement, ce qu’on a fini par construire, au fil des ans autour de cette question, c’est une véritable opposition », estime Isabelle. Personnellement plutôt rattachée à l’univers néo-rural, elle argumente : « Le fait de choisir de nous installer ici a constitué un choix de vie très fort, pour lequel on a aussi renoncé à pas mal d’avantages. Alors nous sommes extrêmement soucieux de la qualité et de l’évolution de notre espace de vie. Pas question de le laisser sombrer dans la même dégradation que ce que nous avons voulu quitter. Et cette lutte au long cours pour la défense des terres a fourni une plateforme commune à tout un tas de gens finalement bien divers et investis dans des projets personnels, parfois pas simples, qui pourraient finir par les accaparer et les isoler. »

Même si le contexte est aujourd’hui porteur comme jamais, Claude, un ancien, insiste sur les continuités : « Je me souviens de notre dénonciation de l’implantation du McDo à Prades. C’était en 2003 ! » Puis sont évoqués le “Forum d’initiatives locales”, les “forums des possibles” où des centaines de participants échangeaient sur les alternatives concrètes. Un Café-Repaire a défié les ans, sur le modèle inspiré par Daniel Mermet. « Ça a été tout un remue-méninges ». Mickaël relève : « C’est quand ça en venait à des questions locales que ça devenait vraiment intéressant. »

Survint l’étincelle : le projet des Brulls, lancé voici dix ans par la mairie de Prades alors socialiste, puis reconduit tel quel avec l’arrivée de Jean Castex aux affaires : vingt-huit hectares de très bonnes terres agricoles, irriguées, encore cultivées pour bonne part, soudain vouées à la construction de logements, commerces et entreprises. Les estimations les plus officielles l’établissent : le Conflent, région montagnarde qui entoure Prades au pied du somptueux massif du Canigou, percée d’un bassin de cultures maraîchères et fruitières, a perdu plus de 30 % de ses exploitations agricoles depuis l’an 2000. La tache urbaine (alors que le secteur ne compte que 20 000 habitants) s’est agrandie de mille hectares — une multiplication par trois), depuis 1950.

« Le terrain agricole de base vaut un peu plus d’un euro du mètre carré. Le terrain à bâtir est autour de cent quarante euros du mètre carré ; parfois bien plus, selon les emplacements », nous indique un élu du secteur, qui tranche : « Pour un propriétaire, passer d’une catégorie dans l’autre, c’est un coup de baguette magique ! Hormis l’élevage de moyenne montagne, il n’y a plus beaucoup d’agriculteurs pour croire en l’avenir. L’immense majorité des élus fonctionne dans la même logique. Place aux lotissements, aux ronds-points, aux zones d’activités. »

C’est tellement installé dans les têtes qu’un beau jour, la page locale du quotidien L’Indépendant titre sur la présence d’une trentaine de personnes sur les bancs du public lors d’une réunion du conseil municipal de Prades, où figurent à l’ordre du jour des délibérations connexes au projet d’aménagement urbain des vingt-huit hectares de la zone des Brulls. Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’une présence aussi exceptionnelle soit relevée ? Quelques semaines plus tard la vraie réunion publique de présentation officielle du projet se fait carrément houleuse. Le béton a cessé d’être l’option d’évidence, qui ne se discute même pas.

 

 

Les opposants ont entamé un travail de fourmi, sur le terrain. Ils se souviennent, entre autre, d’une journée entière de travail dans un village de montagne, en commissions et ateliers : « Il y a beaucoup de compétences de toutes sortes dans nos rangs, dues à nos expériences, nos formations, nos luttes, nos professions. On construisait l’avenir, ça carburait », se souvient Isabelle. Mickaël remet l’enjeu en selle : « Les hostilités étaient lancées, il y avait une opposition, un rapport de force, la presse en rendait compte. »

Le 13 mai 2016, les délégués au Conseil communautaire Conflent-Canigou n’entrent dans leur salle de délibération qu’encadrés par des haies d’honneur où leurs habitants rebelles se sont regroupés commune par commune, chacun son panneau hostile à la bétonisation. Et deux cents personnes s’agglutinent, à l’extérieur, contre les baies vitrées. « Les élus daignent parler de concertation une fois que tous les dossiers sont bouclés. Ils misent sur l’idée que leurs techniciens savent tout, et que les gens, pas tellement contre, n’y comprennent rien de toute façon », expliquent aujourd’hui les animateurs de cette lutte. « Or nous avons nous aussi gagné notre image de sérieux, fait connaître nos arguments, et surtout, un grand nombre d’habitants ont été très choqués de sentir que leurs élus les avaient complètement tenus à l’écart sur des projets qui engagent leur territoire sur les décennies à venir. Cela nous a beaucoup servi. »

Finalement, Jean Castex aurait confié à des proches « je ne jouerai pas ma peau sur les Brulls », à la grande surprise de ses élus communautaires les plus engoncés dans leurs vieux usages. Habilement, le futur Premier ministre de la France renvoie le dossier à l’étude d’un prochain Plan Local d’Urbanisme intercommunal (PLUi). En clair, c’est un recul. Et ses opposants l’entendent bien de cette oreille.

Ce fameux PLUi a été adopté entretemps. Mais jamais le foyer de résistance allumé aux Brulls ne s’est éteint. Un travail colossal de contre-expertise a été mené à bien, de manière bénévole, à l’occasion de l’enquête publique d’adoption de ce document stratégique. Certains militants, plus activistes, moins intéressés par la rigueur aride des textes s’y sont moins reconnus. Ceux qui ont joué le jeu soulignent les nouvelles occasions d’autoformation, les réunions publiques, les campagnes d’affichages, l’influence gagnée dans certaines instances publiques, le changement d’oreille de quelques élus, la mise à jour de manques et incohérences flagrants dans l’approche technocratique.

Au final, déjouant certains tours de passe-passe dans les présentations de données, il a été établi que le PLUi adopté prévoit encore cent hectares supplémentaires d’urbanisation dans les prochaines années, dont une nette majorité sur des terres très intéressantes pour l’agriculture. Pendant ce temps, Jean Castex, Premier ministre de la France, adressait au Préfet ses consignes en vue de l’adoption de l’objectif “Zéro artificialisation des terres”, dans le contexte de la loi climat.

Plus ou moins activistes, plus ou moins studieux, plus ou moins attachés aux formes légales, plus ou moins enclins à l’action d’éclat, les héritiers de la lutte des Brulls, rejoints par bien des nouveaux, se sont retrouvés le 29 juillet sur la route d’une abbaye romane, retardant de trois quarts d’heure un concert, avant qu’il soit trop tard.

Gérard Mayen

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.