Rencontre avec le directeur de la maison d’édition Le Mot et le Reste. Créée en 1996 à Marseille, elle s’est imposée au fil des ans comme une référence en matière de livres sur les musiques populaires… mais pas seulement. Où il est question du métier d’éditeur, de l’inventive littérature québécoise et de bien d’autres choses.
« Notre programme est fait jusqu’à la fin de l’année, on est déjà en train de travailler sur 2023. J’ai une pile de textes à lire tout en m’occupant des factures, c’est un travail permanent. Quand j’ai fondé cette histoire, je pensais qu’on se contentait de lire des textes et de les amener à l’imprimeur », confie le directeur de la “petite” maison d’édition située Boulevard de la Libération, à Marseille. « Après, on s’aperçoit qu’il faut gérer les salaires, la TVA, ne pas oublier de payer l’Urssaf tous les mois et puis il y a plein de petites choses qui se greffent. Tout ça fait qu’on devient un “patron” et vu mon background social ça fait un peu étrange (rires). Cela avance au fur et à mesure. On se dit qu’on est à Marseille, dans des conditions de vie plutôt agréables, pas loin du Vieux-Port. Si on veut, on peut aller prendre l’apéro. Tous mes collègues qui sont sur Paris sont généralement cinq ou six dans une pièce comme celle-ci [une salle attenante à son bureau, avec la machine à café, indispensable, Ndlr]. Ici, c’est le Sud, et ce n’est pas négligeable, mais il ne faut pas trop le dire, ça évite de ramener du monde (rires) ». Une phrase à prendre au second degré car l’homme est lui-même originaire de Bretagne.
Est-ce ce double ancrage qui le pousse à porter un regard critique sur “ce jacobinisme permanent” qu’il perçoit aussi dans l’édition ? « Quand on va en Italie, il y a autant d’éditeurs à Naples qu’à Milan. En Allemagne, à Berlin comme à Düsseldorf. En Angleterre, tout est hyper centralisé mais ce n’est pas le cas dans d’autres États comme la Suisse. En France, les tropismes font que tout est coagulé, toute la com’ est à Paris. L’essentiel du chiffre d’affaires de l’édition est à Paris aussi, nous on est périphériques dans cette affaire. Il y a Marion [Mazauric, directrice de Au Diable Vauvert, installée dans le Gard, Ndlr], les Éditions de l’Aube, mais on ne peut même plus compter Actes Sud comme éditeur régional car la quasi totalité de leur structuration est à Paris. »
Du côté des librairies, Yves Jolivet pointe des bonnes nouvelles avec « deux-trois librairies du côté de Notre-Dame-de-la-Garde, une dans le 5e arrondissement, deux à la Plaine. C’est très bien mais il n’ y a pas le tissu qu’on peut trouver en Bretagne où la notion de régionalisme a été plus exacerbée, ou dans le Pays basque avec beaucoup de villes moyennes qui fonctionnent très bien. On a un vrai désert dans le Var, à part Toulon et La Valette, c’est étrange, alors que du côté de l’Occitanie c’est plus vivace il me semble. On bosse beaucoup avec Montpellier, Toulouse et après il faut aller du coté de Perpignan où c’est autre chose. La capitale de la région c’est Barcelone en fait, et ils sont dans une espèce de zone tampon avec Montpellier à côté ».
Et Marseille dans tout ça ? « Résumer la culture marseillaise, je ne sais pas trop, avoue-t-il, j’ai eu du bol quand je suis arrivé dans les années 80, au moment où il y avait l’O.M. en majesté qui investissait totalement la ville. Depuis, je n’ai plus revu ça, une espèce de liesse sociale assez surprenante qui reliait toutes les strates culturelles et économiques ».
Les critères de choix d’un éditeur
Lorsqu’on demande à Yves Jolivet sur quoi reposent ses choix, il répond tout simplement : « Avant tout, le fait que ça m’embarque, et puis le style, l’angle d’attaque. On a sorti il y a un an un bouquin sur Dalida, je ne l’aurais peut-être pas envisagé de prime abord parce que je suis assez éloigné de ce style de musique, mais le travail de Barbara Lebrun était phénoménal : voir les musiques populaires par le prisme du féminisme et voir comment cette femme a mené sa carrière à peu près droite dans un fonctionnement qui semblerait erratique. Et comment cette femme qui était de gauche a été vouée aux gémonies par une grande partie de l’intelligentsia de gauche parce qu’elle avait des robes Dior. Sous entendu, il valait mieux écouter Brassens ou Ferré parce qu’ils semblaient vendre moins. Or elle prouve qu’ils vendaient plus que Dalida. C’était quoi être dans la bonne ligne ? C’est assez singulier de voir ce déploiement d’une carrière sur plusieurs générations. Quelles sont les difficultés qui l’ont amenée à se suicider ? Là il y avait un axe qui valait vraiment la peine. On a expédié le livre à Orlando, son frère qui gère l’héritage. Il nous l’a renvoyé en disant : “je ne veux pas de ce torchon”. Or, on prouvait par A+B que c’était une économie qui se dégageait de tout cela et qu’elle avait sa raison d’être. C’est peut-être le bouquin le plus cohérent qui soit paru sur Dalida, non pas au niveau de son côté glamour (ce n’était pas le propos) mais sur la façon dont tout ça s’est mis en place parce que c’était une femme. »
Le regard original de cette maison d’édition sur les phénomènes musicaux ne se limite évidemment pas à la découverte sous un jour nouveau d’une vedette “variétés” des années 50 à 80. Le Mot et le Reste s’est aussi intéressé à un musicien quasi inconnu en France, nommé Moondog1 : « il était aveugle, avait des cornes sur la tête, on le qualifiait de “Viking de la 6e Avenue”, à New York. Lui était à mi-chemin entre musiques populaires, avec des textes repris par Janis Joplin, et musiques savantes. Ce travail-là, on se dit : “ça ne marchera pas mais on va le faire parce que c’est important”. Au final, on se retrouve avec 3000 ventes parce qu’il n’y avait rien sur lui, parce que c’est un personnage intrigant et que la musique en elle-même valait la peine d’être explorée. Cela part un peu comme ça, et ça va du heavy metal à de la chanson francophone. On va sortir un bouquin sur Céline Dion à la fin de l’année ».
Littérature et “tropisme québécois”
« Pour la littérature c’est la même chose. Je pense à ce livre qui s’appelle Le bord du monde est vertical 2d’un jeune auteur qui a expédié son texte par mail. Je commence à le lire et je me dis : “c’est quoi ce truc ?”. Je vais l’imprimer le samedi, le dimanche je l’ai fini et puis je le fais lire à l’équipe qui est beaucoup plus jeune que moi. Elle me dit : “c’est pas mal” et on ne voit pas la même chose. Moi je pensais à René Daumal qui avait écrit Analogues dans les années 50, Pierre me dit : “ça fait penser à Alain Damasio”. J’ai pensé que 160 pages comme ça, ça valait la peine d’être éditeur parce qu’on est face à un monde qu’on ne connait pas. J’avoue que j’ai un tropisme lié au Québec. Je suis allé à maintes reprises là-bas, je trouve que c’est une version peut-être un peu accélérée de l’Europe. Il y a une dizaine d’années quand on allait dans les supermarchés, c’était que des rayons bio. De l’autre côté, il y a les peuples premiers qui mangent de la viande parce que certains sont autorisés à tuer les ours. Plein de choses se coagulent. Étant Breton d’origine, j’ai retrouvé cette espèce de naturel (notamment en Gaspésie), des lieux encore vides. On n’est pas aussi bétonnés que dans le sud de la France où, souvent, le front de mer est inaccessible. »
« Tout cela a fait que j’ai pris pas mal de bouquins de chez eux. Paradoxalement, on est peut-être le premier éditeur québécois en France (rires). Ils ont une petite musique, notamment liée à l’écologie, il y a aussi une vague sur le féminisme. Ensuite est arrivé le Covid, on a attendu vaille que vaille que ça passe. Ce fameux plan proposé par l’État a permis de sauver les meubles, heureusement parce que sinon on aurait été nombreux à être plus que limite. » Moralité : l’activité d’éditeur n’est pas uniquement faite de passion pour les livres mais aussi de considérations d’un autre ordre…
J-F. Arnichand
Pour en savoir plus : retrouvez l’article Un éditeur défricheur à Marseille dans les pages Des livres et nous d’altermidi mag#5, (août-septembre-octobre 2022), disponible en kiosque (5€).