Le temps n’est plus aux démolitions, disent ensemble riverain.es et architectes aux pouvoirs publics. Il vaut mieux rénover, c’est bon pour les locataires, pour la planète et ça revient moins cher. Ils et elles demandent un moratoire concernant les destructions.


 

Depuis une dizaine d’années, les habitant.e.s du Mirail, territoire qui comprend deux quartiers populaires du sud-ouest toulousain, Bellefontaine et la Reynerie, se battent contre la destruction de leurs logements HLM (Habitation à loyer modéré). Aujourd’hui, ils ne sont plus seuls, des architectes les ont rejoints à travers leur collectif qui se prononce contre la destruction et pour la réhabilitation d’immeubles à vocation sociale imaginés par l’équipe Candilis-Josic-Woods.

En 1961, Georges Candilis avait remporté le concours pour créer « la ville nouvelle » du Mirail face à Le Corbusier, dont il avait été l’élève puis le collaborateur dans la création de la célèbre Cité radieuse à Marseille. À Toulouse, il fallait combler le manque d’habitations pour faire face à l’arrivée de nouvelles populations, notamment celles d’Afrique du Nord, puis les salarié.es des entreprises environnantes. C’était sous la nouvelle mandature du maire socialiste, Louis Bazerque, qui annonçait l’objectif d’accueillir 100 000 habitants sur un espace naturel de 800 hectares, chiffre qui ne sera jamais atteint.

Le Mirail (miroir en occitan) compte actuellement environ 20 000 habitant.es, quartier du Mirail-Université inclus, né après Bellefontaine et la Reynerie, alternant des immeubles collectifs privés et des lotissements de maisons individuelles.

 

Une architecture humaniste

 

La philosophie de Georges Candilis était de mettre au centre l’Humain et non la voiture. Toute sa conception architecturale et urbanistique était basée sur la libre circulation des personnes — entre quartiers, vers les espaces verts, les centres de loisirs et culturels, les commerces… — dans un souci de protéger les enfants qui se rendaient à l’école sans traverser la rue. La dalle devenait alors un lieu de rencontres et de passage, et les ponts reliaient les lieux de vie : Bellefontaine et La Reynerie.

Ainsi les appartements sont traversants, spacieux, lumineux, sans vis-à-vis, bien chauffés et peu chers, malgré l’idée erronée que s’en font les gens en découvrant à première vue ces grands immeubles et hautes tours. Avant le Mirail, au Maroc, Georges Candilis et ses collègues ont déjà une vision humaniste de leur métier : les plus démunis vivent désormais dignement dans du beau. « Ce n’était pas des logements pour les pauvres mais des logements pour tous les hommes », proclame Alexis Josic.

 

Locataire depuis 1977, Jacques admire le paysage depuis la coursive de son bâtiment, Grand d’Indy, prévu à la destruction en 2023. Photo Corine Janeau

Au Mirail, la Zone à urbaniser en priorité (ZUP) s’est faite en respectant l’environnement. Dans les années soixante, le territoire mirailien c’était la campagne  : des champs à perte de vue, des châteaux avec leurs pigeonniers, un aqueduc romain souterrain qui captait diverses sources, des parcs et des jardins. Sans arracher un seul arbre, Candilis compose avec la nature et les vestiges du passé qui sont respectés et s’intègrent dans la nouvelle cité. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. À la Reynerie, dans le parc à côté du château, propriété de la ville, des haies centenaires ont été déracinées dans le plus grand silence. Une allée arborée donnant de l’ombre au boulodrome a été fauchée : « un coup malencontreux de pelleteuse » a donné comme unique explication le responsable du chantier « Les balcons du Lac » aux voisin.es ému.es par l’abattage. Ici et là, de beaux arbres ombrageux, en été, ont disparu au gré du bétonnage.

 

« On m’a forcée à partir en me harcelant »

 

Le Grand projet de ville requalifié au fil des années en projet de renouvellement urbain vise à transformer La Reynerie en quartier plus attractif pour de nouveaux habitants, et réduire la part du logement social de 80% à 30%, selon la mairie et Toulouse métropole. Dix hectares disponibles à 10 minutes du Capitole suscitent bien des appétits. Immo9, l’agence immobilière du Quai de Tounis, quartier chic du centre-ville toulousain, voit « les cités comme de véritables mines d’or : un prix au mètre carré encore bas ». Le programme a commencé en 2015, avec, au fil du temps la destruction de 2 375 logements et la reconstruction de 2 283 logements au Mirail (site de la mairie). Pour la Reynerie, sur 961 appartements prévus à la démolition : Messager, Grand d’Indy, Poulenc, Cambert et Gluck, 971 autres appartements devraient être construits. Exit l’école élémentaire Gallia, le collège Badiou et le terrain de sport Erik Satie.

Les partisans de ce projet — Toulouse métropole, les bailleurs sociaux, les collectivités territoriales et l’État — ont face à eux des opposant.es de la première heure, les habitant.es de la Reynerie, locataires et propriétaires. Organisé.es en assemblée, ces hommes et ces femmes font le point, débattent, échangent et décident communément des actions à mener, et de l’aide à apporter aux familles et aux personnes qui sont harcelées par le bailleur social pour qu’elles partent le plus rapidement possible.

C’est le cas de Sonia qui vit dans la résidence Auriacombe et a déjà subi son premier déménagement « forcé » en 2013 car son bâtiment a été démoli. De sa voix douce, elle témoigne : «  Je voulais pas partir, j’étais bien chez moi, on m’a forcée à partir en me harcelant. Au premier mois de ma grossesse, j’ai perdu mon bébé. Je suis traumatisée, jusqu’à présent je me relève pas ». Aujourd’hui, Sonia vit le même harcèlement de la part des huissiers envoyés par les Chalets, bailleur social dont le slogan est « l’humain au cœur de l’habitat », qui lui donne congé en juillet 2022. « L’humain, je le vois pas. Depuis la fenêtre de mon balcon, je voyais les Pyrénées d’un côté et de l’autre la fac avec le rêve d’y voir un jour mes enfants. Qui peut vivre des années et des années dans la crainte ? Demain où je vais vivre ? ». Une crainte partagée par Paul, 92 ans, qui a vécu dans la résidence Messager durant quatre décennies. « Quelqu’un de la société des Chalets venait de temps en temps me dire qu’il fallait se presser parce qu’ils allaient démolir. Je suis parti il y a six ans pour devenir locataire à Bellefontaine dans un T2 comme à la Reynerie. J’ai quand même perdu six ans sur le prix du loyer car avant, en étant propriétaire, je ne payais que les charges. »

 

Des logements proposés plus petits et plus chers

 

Il n’est pas le seul à avoir pris peur. Les anciens qui ont quitté le quartier y reviennent. Là où ils habitent, « ils se retrouvent isolés, sans repères, sans amis, sans marché », souligne Tarak, habitant de Bellefontaine depuis quarante-cinq ans. Et ne peuvent même plus accueillir leurs petits-enfants en raison d’habitations plus petites.

Vivant à la Reynerie depuis des décennies, Marcel et Dominique racontent les premiers départs suite aux premières destructions : « Les gens sont partis contents, ils allaient vivre à la campagne dans leur bout de terrain. Ils se sont vite aperçus qu’ils avaient besoin d’une voiture pour se déplacer en l’absence de transports en commun. Les premières femmes parties passent plus de temps ici que là où elles habitent. Elles continuent à venir car leur jardin ne remplace pas les relations humaines. » Et puis ceux et celles qui partent s’aperçoivent également que le coût de la vie, y compris le coût du loyer, n’est pas le même. De 100 à 300 euros plus chers mensuellement, estime l’Assemblée des habitant.es de la Reynerie. Maman de trois enfants, Sonia demande un T5-T6 pour que chacun.e ait sa propre chambre, mais « on me propose un T4 plus petit et plus cher ». Kheira, qui vit dans un T3 à 400 euros, cheminement Jean Gallia, est régulièrement « harcelée au téléphone par le bailleur ». « Le loyer du logement qu’on m’a proposé est passé de 595 euros, à 530 et à 490 euros, il est plus petit de 10m2 », résume-t-elle. Le groupe les Chalets semble pressé de conclure son affaire. « Ce que vous construisez à la place, c’est de la merde, trop petit, pas de verdure et pas de parking », reproche une habitante lors d’une commission de quartier.

L’entrée de l’édifice Grand d’Indy avec quelques boîtes à lettres défoncées. Photo Corine Janeau

 

Des immeubles laissés à l’abandon

 

Comme à Messager, où sur les 260 logements que compte cet immeuble ne restent plus que dix-huit familles, dont dix-sept copropriétaires et un locataire. Karine est copropriétaire dans cette résidence vouée à la destruction en 2017 mais qui tient toujours debout. Un appartement acheté par sa mère en 1979, venue de Martinique dans les années cinquante, qui est tombée amoureuse de Toulouse grâce à son institutrice. Une histoire d’amour transmise de mère en fille : « J’adore la Reynerie, l’école de ma fille est au pied de l’immeuble. J’ai vu le quartier évoluer car je venais ici en vacances depuis la Martinique. Les gens se baignaient dans le lac et pique-niquaient sur place. Le quartier était considéré comme La Ramée bis. C’était un quartier à taille humaine, je connaissais mes voisins qui sont partis parce qu’ils ont pris peur à cause du matraquage de la part de la mairie et du bailleur social. »

Depuis plus de deux ans, Karine est devenue locataire dans le parc social à cause de l’état d’abandon dont souffre le bâtiment. « Ma petite avait peur dans le noir. Les dealers mettent hors service les boîtiers électriques pour faire leur trafic. » Un abandon délibéré, selon Brigitte de l’Assemblée des habitants. « Dans les bâtiments peu à peu vidés, l’entretien laisse à désirer, c’est le champ libre pour l’installation des dealers. Ils cassent les ampoules, les Chalets vont peindre les fenêtres en noir, c’est quelque chose de très insécurisant pour les habitants ». Raser Messager qui servirait de vigie pour les trafiquants de stupéfiants ? L’argument a bien été avancé par la mairie. Mais comme le signale Brigitte : « À la sortie du métro de Bellefontaine, je peux trouver du shit, de la coke, etc. pourtant le commissariat est à 100 mètres. »

Manque d’information et déni de démocratie

 

 

L’enquête publique de 2021 est favorable aux démolitions des immeubles Candilis.

La mairie se targue de concerter les habitant.es, or nombre de personnes ne sont pas au courant des démolitions de leurs immeubles. La plupart l’ont appris dans des commissions de quartier, d’autres au porte-à-porte réalisé par les militant.es. « On sait que c’est acté malgré la concertation », exprime Tarak. Karine se souvient qu’il y a dix ans les réunions étaient annoncées par voie d’affichage visible et qu’il y avait du monde, aujourd’hui « nous sommes invités sur un listing, on est moins nombreux ». La première enquête publique de 2017 donne un avis défavorable au projet de démolitions. Qu’à cela ne tienne une seconde enquête, en 2021, émet un avis favorable sans tenir compte des objections du public, il y a quatre ans, signalant que « des travaux sont réalisés d’en haut avant concertation » (page 25). Ou encore, « ce projet ne peut être accepté car il ne tient pas compte de l’humain. Les objectifs du projet de renouvellement urbain visent à obliger les habitants à partir alors que le seul problème à régler est celui du trafic de drogue » (p 29). Comme si raser les murs résolvait ce type d’insécurité et les problèmes socio-économiques qui en sont la cause …

Les habitant.es sont toujours le grand absent de ces programmes de renouvellement urbain. La co-construction avec eux/elles de leurs lieux de vie pour réussir à relier l’humain à l’urbain n’est pas envisagée à Toulouse.

« Il faut changer les têtes »

 

La fermeture du collège Badiou a bouleversé la vie familiale. Les jeunes se retrouvent tôt le matin à attendre le bus et retournent chez eux en fin d’après-midi parce que les établissements scolaires où ils se rendent désormais sont éloignés du lieu de domicile. « Ils ne peuvent plus avoir d’activités culturelles ou sportives de proximité, on est en train de briser la vie de nos enfants, pas que celle des adultes ! », s’insurge Karine, maman d’un adolescent et d’une fillette. « Je bataille depuis 2011 pour continuer à vivre ici. On m’a volé 10 ans de ma vie que je n’ai pas pu consacrer à mes enfants ! ». Même constat du côté de Sonia : « Je suis spécialiste de réclamer mes droits, j’ai plus de vie de famille, de sorties avec mes enfants. On vit dans l’abandon. Ils veulent plus voir nos têtes et pire que ça, ils ont attaqué le service public, le collège de proximité pour que les parents partent ! ». Toute cette politique se fait au nom de la mixité sociale, cette expression fourre-tout revient comme une ritournelle dans la bouche des pouvoirs publics, aussi bien de la part du Conseil départemental que de la mairie et des bailleurs.

Pour les riverain.es de la Reynerie, elle cache d’autres intentions. « Il faut changer les têtes nous a dit le maire du quartier Cognard »1, relate Karine. Même les familles immigrées, qui ont un bon pouvoir d’achat, sont concernées par cette stratégie de renouvellement des populations, d’après Marcel. Une logique d’embourgeoisement et d’entre-soi de Toulouse, chère aux dirigeants de la municipalité, sans les classes populaires. D’où des propositions de relogement loin de la Ville rose : Cazères à plus de 60 km ou encore Pamiers (Ariège). « Des villes comme Blagnac, Colomiers, Cugnaux ou Muret ont dit stop. Des familles ont donc été relogées à Portet, Tournefeuille, Plaisance-du-Touch », précise Karine.

Les habitant.es veulent rester vivre dans leur quartier et bataillent pour la rénovation de leurs immeubles -Messager, Grand d’Indy, Gluck, Poulenc et Cambert- et citent celle réussie du Petit Varèse, un immeuble visible depuis la rue conduisant à l’université.

La coursive court le long des barres d’immeubles, c’est la zone commune à tous les habitant-e-s reliant l’espace public à l’espace privé. Photo Corine Janeau

 

« La destruction des immeubles de qualité : une hérésie ! »

 

Des architectes les ont rejoints dans leur combat en créant un collectif. Ils publient une revue Construire, sorte de tribune pour exprimer des idées et proposer des solutions. « On a d’un côté une crise du logement et de l’autre côté des milliers d’architectes qui ne sont pas utilisés de manière intelligente face aux besoins de la société, explique Michel Retbi, architecte. En 2009, un appel était lancé pour la construction d’un million de logements, aujourd’hui c’est beaucoup plus de deux millions de logements qu’il faudrait construire pour répondre aux besoins immédiats. Jusqu’au milieu des années 70, on en construisait 500 000 par an, 350 000 actuellement. »

Pour les premiers signataires de ce collectif, Jérôme Darnault, Gilbert Pedra, Michel Retbi, Fabrizzio Samaritani et Jean-Pierre Sirvin, « c’est une hérésie de détruire des bâtiments modernes à ossature en béton qui ont résisté à l’explosion d’AZF ». Ils mettent en avant « L’exceptionnelle qualité de ces immeubles et appartements : traversants à la fois pour la lumière et la vue, la respiration avec des loggias de chaque côté, les façades sont légères. C’est comme s’il avaient été faits pour être réhabilités. » Rénover, c’est possible, deux architectes qui soutiennent leur démarche, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal ont réhabilité, en concertation avec les habitant.es, un quartier de 4 000 logements (tours et barres de 22 étages), le Grand-Parc à Bordeaux. La rénovation a été faite par l’extérieur sans que les gens aient besoin de quitter leur logement. Les architectes toulousains mettent en avant le gâchis environnemental et financier que représentent les destructions en termes de bilan carbone et le coût plus élevé car on détruit pour reconstruire alors que l’architecte et urbaniste Paul Chemetov, qui a rejoint les signataires, souligne : « Il faut adapter, aménager, améliorer mais pas démolir ! ». Ils proposent le lancement d’un concours architectural et urbanistique pour la réhabilitation des immeubles en question.

Les habitant.es du Mirail aux côtés des associations de défense des locataires, de la Confédération nationale du logement (CNL), de Droit au logement (DAL), de To72 et des architectes, exigent un moratoire pour une rénovation des immeubles Candilis du Mirail, sans démolition, sans spéculation. Pour le moment, la mairie reste sourde à leur demande. Et si cette bataille faisait tache d’huile et pouvait empêcher le rouleau compresseur des destructions ?

Piedad Belmonte

Les habitant.es de la Reynerie au pied de l’immeuble Gluck voué à la démolition en 2023. Photo Corine Janeau

Voir aussi : À Toulouse, des habitants « pour une rénovation sans démolition »

Notes:

  1. Gaëtan Cognard est aussi conseiller métropolitain et élu à la politique de la ville.
  2. To7, Toulouse ouverture est une association socioculturelle du quartier la Reynerie.
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Passée par L'Huma, et à la Marseillaise, j'ai appris le métier de journaliste dans la pratique du terrain, au contact des gens et des “anciens” journalistes. Issue d'une famille immigrée et ouvrière, habitante d'un quartier populaire de Toulouse, j'ai su dès 18 ans que je voulais donner la parole aux sans, écrire sur la réalité de nos vies, sur la réalité du monde, les injustices et les solidarités. Le Parler juste, le Dire honnête sont mon chemin