TRIBUNE :
Un après le premier confinement, un chanteur, un philosophe et un enseignant s’interrogent : « De quoi avons-nous peur ? »
Un an après le premier confinement, la société toute entière semble paralysée et condamnée au pire. Et pourtant ! Face à la crise sanitaire que nous traversons et face à sa gestion politique, il y a tant à dire, tant à faire, tant à combattre, tant à créer, tant à proposer… Mais alors, pourquoi tant de silence ? tant de discrétion ? pourquoi tant de passivité ?
Nous, femmes et hommes du camp social, pour la défense des opprimé.es, des libertés individuelles et collectives ; de celles et de ceux qui se battent depuis des années, des décennies pour une démocratie réelle, la défense du bien commun, une société plus juste et une solidarité sans frontière ; face au camp de celles et ceux qui veulent privatiser nos vies, nous vendre s’ils/elles le pouvaient jusqu’à l’air qu’on respire, qui préparent un monde où plus rien n’échapperait au grand marché mondial, qui souhaitent nous contrôler jusque dans notre vie privée et qui nous dressent sans cesse les un.es contre les autres pour nous détourner des vrais responsables de la dégradation de nos vies et de la destruction de la planète. De quoi avons-nous peur aujourd’hui ?
Avons-nous peur d’élever la voix face à la banalisation des lois d’exception, quand l’état d’urgence, qu’il soit sanitaire ou d’autre nature, permet en toute tranquillité de contourner jusqu’aux règles démocratiques les plus fondamentales ? Avons-nous peur de dénoncer les dérives sécuritaires, cette sorte de dictature de la peur qui paralyse nos sociétés, nous empêche de faire preuve de raison et nous prive de vrais débats démocratiques ? Avons-nous peur d’être dénigré.es de façon malhonnête par le gouvernement et les médias à sa solde ? Après avoir été qualifié.es de « fainéants », de cyniques, d’extrêmes, de réfractaires, d’inadapté.es au changement, de non-essentiel.les et maintenant d’islamo-gauchistes, avons-nous peur du prochain néologisme de perlimpinpin sorti d’on ne sait quel chapeau pour tenter de nous discréditer ?
Épouvantail du séparatisme, réalité de la séparation
Alors même que le gouvernement brandit l’épouvantail du séparatisme, c’est lui le premier qui organise la séparation profonde qui nous frappe, nous isole, nous oppose. Si le pouvoir a toujours eu pour méthode de diviser pour mieux régner, il est aujourd’hui passé à une forme que nous n’aurions jamais imaginée, sinon dans des romans du siècle dernier. Nous sommes divisé.es, isolé.es, surveillé.es comme jamais dans l’Histoire, et c’est parti pour continuer.
Jusqu’ici, nous étions sans doute dans « Le meilleur des mondes », une dystopie romancée par Aldous Huxley dès 1931, dans laquelle beaucoup des citoyennes et citoyens assoupi.es vivaient dans l’illusion d’un monde prolifique, digne de la corne d’abondance pour celles et ceux qui avaient les moyens de remplir leur caddie au supermarché et de se payer des voyages « all inclusive » au bout du monde. L’illusion de l’alternance démocratique, de la liberté de penser et d’agir, excepté pour quelques râleuses ou râleurs qui dénonçaient le bourrage de crâne médiatique, les inégalités sociales et le saccage de la planète.
Mais aujourd’hui, nous avons manifestement changé de dystopie. Nous sommes en train de glisser du « meilleur des mondes » à « 1984 », ce roman de George Orwell, écrit en 1949. Un roman dans lequel le pouvoir, Big Brother, contrôle totalement nos vies, nous surveille partout et élève des murs autour de nous pour mieux nous séparer, nous isoler, nous empêcher de nous concerter pour comprendre ce qui nous arrive et de nous unir pour résister.
Le séparatisme n’est pas tant dans l’épouvantail de quelques phénomènes socio-culturels ultra minoritaires que dans la réalité de la séparation qu’opère quotidiennement le pouvoir entre nous et autour de nous, au sein d’une société réduite au repli sur soi. Faire société, vivre ensemble, mettre en pratique les mots liberté, égalité et fraternité, c’est tout le contraire de cette existence comprimée, égoïste et obsédée par la peur de l’autre.
Ce qui nous est essentiel !
Nous ne nions évidemment pas la réalité d’une maladie potentiellement mortelle, comme tant d’autres, ni de quelques criminels fanatisés par des gourous qui prétendent interpréter une religion. Les problèmes sont là, ils existent, bien sûr. Mais les prenons-nous par le bon bout en semant la peur panique partout autour de nous ? Si le virus touche essentiellement les personnes âgées, ses conséquences sociales, écologiques, psychologiques ou économiques nous impactent toutes et tous, les plus précaires en premier.
En mars 2020, le temps de confinement nous a pris au dépourvu. Malgré tout, des dynamiques d’entraides ont vu le jour, révélant le meilleur de l’être humain. Partout aussi, un consensus s’est formé sur ce qui est essentiel pour nous : la solidarité, la santé, l’éducation, la joie de vivre ensemble sur une planète préservée. Un an après, les gouvernant.es naviguent à vue, décident pour nous dans le secret et nous imposent leur incompétence. Pire, ce qui serait ou ne serait pas « essentiel » dans ce monde est décidé sans nous !
Les commerces de proximité sont fermés ? Qu’à cela ne tienne, Amazon vous livre chez vous. Des algorithmes pistent vos désirs latents et vous inondent de publicité pour que vous continuiez à consommer.
Les lieux culturels sont fermés ? Pas d’inquiétude, Netflix vous proposera des séries selon vos critères. Et si votre lycée ou votre université est fermée, sachez que le ministre de l’Éducation rêve pour vous d’un « grand Netflix pédagogique ».
Le resto du coin est fermé ? Quelle importance, Uber Eats vous apporte à domicile un petit plat à déguster devant la télévision. Les livreuses et les livreurs sont faits pour ça non ?
Vous ne pouvez plus sortir après 18 heures ? À quoi bon, de toutes façons tout se passe désormais sur votre smartphone : votre famille est sur Facebook, vos collègues de travail sur WhatsApp et vos ami.es vous suivent sur Instagram.
Voilà le monde de demain qui se met en place pendant cette crise sanitaire. Le monde Amazon – Netflix – Uber – Smartphone : A.N.U.S, une belle anagramme pour une société de merde, non ? Voici donc la forme moderne du pain et des jeux, la séparation en plus, car c’est isolé.e qu’on sombre progressivement dans cette société où le commun se vit chacun de son côté.
Le totalitarisme, voie royale vers le fascisme
Cette séparation accolée à la surveillance accrue dans tous les domaines de nos vies porte un nom : le totalitarisme. À travers le contrôle total de nos vies, le pouvoir peut d’un jour à l’autre basculer dans l’étape suivante : le fascisme. Ceci ne veut pas dire que le fascisme n’est pas déjà présent dans la société, sous différentes formes : dans le couple, dans l’éducation, dans le monde du travail, dans la compétition économique, mais c’est autre chose encore quand toute la société chavire dans ce modèle sous l’égide d’un pouvoir encore plus autoritaire et violent. Dans une démocratie bourgeoise, qui n’a de démocratique que le nom, on tue au quotidien des milliers de pauvres par la misère, la maladie, les accidents du travail, la dépression, les drames familiaux, etc.
Sous un régime fasciste, on va jusqu’à tuer les opposant.es politiques et les boucs-émissaires du moment, non pas un ou deux de temps à autre dans de soi-disant bavures, mais par centaines, par milliers, en secret ou notoirement selon les lieux et les époques. On passe de l’illusion de la démocratie à la fin flagrante de celle-ci, autrement dit du « meilleur des mondes » à « 1984 ». Ou comme disait Coluche : « La démocratie, c’est cause toujours ! La dictature, c’est ferme ta gueule ! »
Le renforcement tous azimuts du contrôle social et l’exigence croissante d’obéissance jusque dans les domaines les plus intimes de nos vies ouvrent la voie royale à l’utilisation fasciste d’un tel dispositif. C’est aussi à travers ce problème que Macron est une aubaine pour Le Pen et pour son entourage. Non seulement par la haine qu’il a accumulé du fait de son attitude et de sa politique, mais aussi par l’héritage sécuritaire qu’il lèguera à celle ou celui qui suivra : d’innombrables fiches de surveillance, des dizaines de lois liberticides et un entraînement à la réduction brutale de nos droits quel que soit le motif.
Réapprendre à dire non
À Macron et sa clique, nous disons que nous refusons de nous auto-enfermer, plus question d’obéir à des décisions arbitraires et incompétentes sur ce qui serait essentiel ou pas, dangereux ou pas. À l’extrême droite qui prétend défendre la liberté, nous disons que nous ne sommes pas dupes, nous connaissons bien son histoire et son pédigrée. Nous ne voulons ni du néolibéralisme autoritaire ni des sirènes menant au fascisme, les deux faces d’une même pièce — les sirènes qui proposent de venir en aide aux marins désorientés ne les attirent-elles pas pour les dévorer ?
Beaucoup d’entre nous sont encore sous le choc de la crise sanitaire et des bouleversements qu’elle a entraînés dans nos vies, mais nous ne voulons pas pour autant renoncer à bâtir une autre société, basée sur l’échange et la solidarité, sur les liens interpersonnels et sur la culture partagée. Pour cela, sans attendre, nous devons réaffirmer ensemble, militant.es, intellectuel.les, artistes, notre capacité à décider nous-mêmes de ce qui est essentiel. Nous devons sortir au plus vite, ensemble, de l’impasse mortifère dans laquelle nous nous enfonçons. Nous devons réapprendre à dire non.
Notre liberté se décide et se construit en dehors des logiques de domination et d’exploitation. Il est temps de la prendre en main !
Yannis Youlountas, philosophe et cinéaste
Kaddour Haddadi alias HK, chanteur et écrivain
Frédéric Grimaud, enseignant et militant de l’Éducation Populaire