La présidente de l’entreprise publique, Sibyle Veil, a signé avec le président du Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi, un projet de partenariat que révèle Mediapart. Il déchaîne la polémique car ce cercle regroupe des experts dont beaucoup sont proches d’Emmanuel Macron. Ce qui risque de mettre en cause l’indépendance de Radio France.


 

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L’opération main basse sur l’information a pris une telle ampleur en France depuis un peu plus de dix ans qu’on ne parle, le plus souvent, que des turbulences dans lesquelles sont pris les journaux ou les médias de l’audiovisuel privé croqués par Xavier Niel (Le Monde, L’Obs…), Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien, Radio Classique), Patrick Drahi (Libération, L’Express, RMC, BFM-Business, BFMTV…), Arnaud Lagardère (Paris-Match, le Journal du dimanche, Europe 1), Serge Dassault (Le Figaro…), Daniel Kretinsky (Marianne…) ou encore Martin Bouygues (TF1). Censures, autocensures, pressions en tout genre : la boulimie des milliardaires a été telle qu’on a pris l’habitude d’observer à la loupe la double normalisation qu’elle a souvent entraînée, sur l’indépendance économique et sur l’indépendance éditoriale.

Par contrecoup, on parle moins souvent de l’audiovisuel public. Ce qui peut alimenter le sentiment qu’il s’agit d’un sanctuaire, protégé des intrusions des puissances d’argent et des dérives qu’elles peuvent générer. C’est à bon droit ce que revendiquent les rédactions concernées, qui défendent les valeurs du service public. Dans les faits, le sanctuaire n’en est pas un ; et les valeurs du service public sont souvent malmenées.

C’est la raison pour laquelle l’initiative prise par le collectif des Déconnomistes avec le soutien de nombreux médias indépendants, rassemblés autour du slogan ironique « Les médias indépendants se portent au secours de Radio France pour assurer le pluralisme en économie », est assurément la bienvenue. Elle vise à protester contre le partenariat organisé par la direction de Radio France, emmenée par sa présidente Sibyle Veil, et le Cercles des économistes, un petit cénacle dont les membres défendent des thèses pro-patronales ou pro-Macron ; et au-delà, à protester contre le concours apporté par la direction de Radio France à la doxa dominante, celle du néolibéralisme, alors que le service public devrait veiller à respecter le pluralisme des approches.

Ce n’est certes pas la première fois que le Cercle des économistes organise début juillet une grand-messe mondaine – agrémentée de champagne, de petits fours et de concerts de musique classique –, où se pressent grands patrons, hiérarques du monde des affaires et ministres, sans parler des quelques journalistes qui acceptent de faire des « ménages » à cette occasion, pour participer à quelques débats, rarement contradictoires. Mais jusqu’à présent, c’est à Aix-en-Provence que les festivités avaient lieu. On pouvait donc se gausser chaque année de ce Davos du pauvre que constituaient ces « Rencontres économiques d’Aix-en-Provence », faisant la promotion de la doxa dominante – les Déconnomistes ne s’en privaient d’ailleurs pas, puisqu’ils organisaient chaque année dans la même ville des contre-rencontres, donnant la parole à des économistes hétérodoxes. Mais nul ne peut nier que c’était le droit le plus strict du Cercle des économistes d’organiser ce petit pince-fesses mondain.

Mais cette année, les festivités ont pris une autre tournure, qui a indigné certains des syndicats de la Maison de la radio, dont Solidaires et la CGT. Car du fait de la crise sanitaire, le Cercle des économistes n’a pas été en mesure d’organiser ces rencontres à Aix et a noué un partenariat avec la direction de Radio France – nous y voilà – pour organiser ces rencontres à la Maison ronde. Comme le relève un communiqué du SNJ-CGT, le 27 avril, un discret communiqué de presse conjoint du Cercle des économistes et de Radio France a en effet annoncé que les rencontres d’Aix auront lieu cette année à la Maison de Radio France, les 3, 4 et 5 juillet, les débats devant être accessibles en ligne.

Trois jours plus tôt, lors d’un conseil d’administration, Sibyle Veil avait présenté un projet de partenariat avec le Cercle des économistes, via la création d’une association commune. Le but de cette association serait de « promouvoir » les rencontres d’Aix et de « développer la culture économique auprès d’un vaste public » en donnant aux rencontres « un large écho avec le support du rayonnement de Radio France et la puissance de ses chaînes auprès de leurs 15 millions d’auditeurs ».

Commentaire du SNJ-CGT : « Autrement dit, de profiter des antennes de Radio France pour inculquer aux auditeurs une certaine vision de l’économie, celle des puissants et des élites économiques. C’est une atteinte grave à l’indépendance éditoriale de nos radios. Quel recul critique pourront avoir les journalistes de Radio France sur cette manifestation dans ces conditions ? Pourquoi Radio France ne s’associe-t-elle pas aussi avec Attac, avec les Économistes atterrés ou avec des économistes marxistes ? »

C’est donc pour faire contrepoids que, ironiquement, les Déconnomistes ont adressé une lettre à Sibyle Veil pour lui faire une proposition alternative : « Vous dirigez une importante entreprise de service public, nous sommes donc convaincus que, soucieuse du pluralisme, vous avez à cœur de faire connaitre à vos auditeurs les différentes écoles de pensée dans le domaine des sciences économiques. Aussi, pour que votre projet puisse contribuer à développer une culture économique représentative de la diversité de cette discipline, les Rencontres Déconnomiques souhaitent vous proposer, quels que soient les thèmes abordés, des personnalités reconnues pouvant intervenir à parité avec celles des Rencontres économiques. »

Interrogée par Mediapart, la direction de Radio France fait un peu de rétropédalage : « Les rencontres économiques 2020 se tiennent depuis la Maison de la radio dans le cadre d’un contrat commercial de mise à disposition d’espaces et de moyens techniques et logistiques aux tarifs habituels appliqués aux entreprises extérieures (même type de dispositif que pour ces exemples d’événements précédents : Les Napoléons en décembre 2017, La journée de la femme digitale en 2018 et 2019, les remises de diplômes de Sciences-Po, etc.). Il n’y a donc pas de partenariat ou d’association entre Radio France et le Cercle des économistes. Concernant les antennes, France Info, France Inter et France Culture couvrent éditorialement cet événement économique depuis de nombreuses années. La couverture 2020 est similaire, avec la même indépendance. Il n’y a pas de diffusion des débats sur les antennes ni d’éditions spéciales, mais une couverture par les rédactions dans les tranches d’information si des prises de parole (responsables politiques, syndicaux, d’entreprise) le justifient et dans les magazines d’actualité des chaînes », nous a-t-on expliqué.

Pour autant, la direction de l’entreprise publique ne nie pas les propos qui ont été tenus à l’occasion du conseil d’administration et que les syndicats ont rapportés : « Le conseil d’administration de Radio France, auquel vous faites référence, nous a-t-on ajouté, a été l’occasion d’un échange sur la forme que pourrait prendre un éventuel partenariat de Radio France avec l’événement économique annuel que sont les Rencontres économiques pour l’avenir. Cela ne concerne pas l’édition 2020 pour lequel il n’y a pas de partenariat. »

Les syndicats se seraient-ils donc trompés ? Auraient-ils mal compris ce qui a été dit lors du conseil d’administration ? Nenni, ce conseil d’administration a débattu très précisément d’un projet de partenariat, qui aurait même été pérennisé avec la création d’une association rassemblant Radio France et le Cercle des économistes. Des copies de ce projet, qui a été contresigné par Sibyle Veil et Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle des économistes, ont même été remises à tous les administrateurs.

Seulement voilà ! Quand ce projet a été présenté devant le conseil d’administration, il a aussitôt déclenché un débat houleux. Les administrateurs salariés ont fait part de leur vive opposition. Mais d’autres administrateurs ont aussi fait part de leur fort mécontentement, parmi lesquels le sénateur (DVD) de l’Essonne Jean-Raymond Hugonet.

C’est donc cette vive opposition qui a obligé la direction de Radio France à faire un rapide rétropédalage, sans renoncer au projet « pour l’avenir ». Et peut-être dès 2021, année de lancement de la campagne présidentielle. CQFD ! Les syndicats ont de bonnes raisons de s’inquiéter. D’autant plus de raisons qu’ils savent d’expérience le peu de cas que la direction de l’entreprise publique a fait du pluralisme en économie.

Contrairement à ce qu’essaient de faire croire quelques économistes mainstream, l’économie n’est évidemment pas une science exacte. C’est une discipline qui relève des sciences sociales et dont la richesse dépend essentiellement du pluralisme de ses approches. En cette matière, encore plus que dans d’autres, le journalisme honnête devrait donc avoir à cœur de faire vivre ce pluralisme, de le défendre.

Or l’audiovisuel public – la télévision publique tout autant que la radio publique – a trop souvent oublié cette obligation de pluralisme. On peut même dire les choses plus méchamment : à l’instar des grands journaux de la presse écrite, il a fait l’objet d’une normalisation qui l’a rendu parfois plus sensible aux idéologies et valeurs des classes dominantes et notamment des milieux d’affaires et souvent insensible aux souffrances sociales du pays.

 

L’indignation légitime de l’économiste Benjamin Coriat

 

Ainsi va malheureusement la presse économique en France, trop souvent prisonnière de logiques de connivence. Mais il n’en va donc pas que de la presse économique. Le service public a lui aussi été assez largement contaminé. Imagine-t-on que France Inter, la radio phare du service public, avec France Info, en matière d’information, puisse en économie défendre d’autres logiques que celle du prêt-à-penser libéral ? Cela devrait couler de source. La radio devrait être un lieu privilégié de l’information économique de qualité, ainsi qu’un lieu faisant vivre le pluralisme du débat économique. Et pourtant, non ! C’est l’inverse.

Comme s’il y avait une fatalité, c’est le très réactionnaire ex-journaliste de TF1, Jean-Marc Sylvestre, qui a officié sur France Inter pendant des lustres, assénant quotidiennement pendant des années aux auditeurs des brûlots ultralibéraux. L’apologue béat du néolibéralisme a longtemps symbolisé jusqu’à la caricature une forme de journalisme de connivence à la française. Une sorte de créature de la World Company caricaturée par les Guignols.

Jour après jour, année après année, l’éditorialiste ultraréactionnaire a pu répéter en boucle sa formule favorite : « L’économie ne ment pas. » Sans que personne s’en émeuve. Sans que personne s’indigne, à la direction de la radio publique, de cette reprise qui faisait penser au célèbre discours du maréchal Pétain du 25 juin 1940, écrit par le journaliste Emmanuel Berl : « Je hais ces mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. »

Ensuite, quand Jean-Marc Sylvestre est parti, c’est Dominique Seux qui a pris le relais, un peu moins flamboyant mais tout aussi réactionnaire, dispensant des éditoriaux de la même veine libérale et partisane. Pourquoi un journaliste de France Inter – il y en a beaucoup de talentueux ! – n’a-t-il pas eu la charge de l’éditorial économique ? La direction de la radio a toujours écarté la question, pour offrir constamment cette tribune, à l’heure de la plus grande écoute, à un journaliste défendant les thèses patronales.

Un moment, on a certes pu penser que France Inter allait enfin changer et se montrer plus soucieux du pluralisme. Pendant une brève période, l’édito économique a en effet été remplacé par une confrontation quotidienne entre Dominique Seux et le regretté Bernard Maris (1946-2015), qui officiait à Charlie Hebdo sous le pseudonyme d’« Oncle Bernard ». Un journaliste pro-patronal face à un économiste hétérodoxe : un moment, les auditeurs de France Inter ont pu croire que le pluralisme serait respecté.

Erreur ! Assez vite, la confrontation n’a plus eu lieu qu’un jour par semaine, le vendredi, le journaliste officiant seul les quatre premiers jours de la semaine.

Et puis, au lendemain de l’assassinat de Bernard Maris, lors de l’attaque terroriste du 7 janvier 2015 qui a décimé la rédaction de Charlie Hebdo, la direction de France Inter va encore donner du pluralisme sa version pour le moins déséquilibrée : cinq jours sur cinq pour Dominique Seux, avec juste un face-à-face avec un économiste hétérodoxe.

Après avoir hésité entre différents économistes d’Attac ou de Terra Nova, la direction de la radio fait ainsi le choix de proposer à Benjamin Coriat de succéder durablement à Bernard Maris. Membre des Économistes atterrés, figurant parmi les meilleurs connaisseurs de la nouvelle thématique des communs, l’intéressé est l’une des grandes voix en France dans le concert des économistes hétérodoxes. La confrontation hebdomadaire commence donc en septembre 2015.

Las ! La direction de la radio va pourtant très vite y mettre un terme. Pendant longtemps, Benjamin Coriat n’a jamais raconté dans quelles circonstances il a été congédié, mais avec le recul, il a accepté de nous en parler : « Vers le mois d’avril 2016, j’ai reçu une lettre de la direction m’annonçant qu’à l’approche de la campagne présidentielle, la grille de France Inter devait évoluer car “on entrait en année électorale”. Le débat économique s’interromprait donc au début de l’été, pour ne plus reprendre après. Le contrat annuel  (juin 2015-2016) que j’avais avec France Inter a donc pris fin à  l’échéance de juin 2016, et à l’époque j’ai parfaitement accepté l’idée que du fait de la campagne présidentielle qui s’annonçait les choses bougent. Par la suite j’ai été proprement stupéfait de découvrir que l’argument du “changement de grille” avancé pour cause “d’année électorale” – j’imaginais bêtement qu’on irait vers davantage de pluralisme et de respect des équilibres – a consisté tout bonnement à installer Dominique Seux, non plus quatre jours sur cinq, mais bien cinq jours sur cinq, en supprimant la seule “fenêtre” de débat contradictoire. Outre la manière cavalière dont on m’avait trompé, c’était vraiment un très mauvais signal qui était envoyé à l’ensemble des auditeurs de France Inter. »

 

capture d’écran 2020

 

Le projet de partenariat entre le Cercle des économistes et Radio France, sinon pour cette année mais « pour l’avenir », pourrait donc s’inscrire dans cette longue tradition qui contrevient aux règles du pluralisme et de l’information indépendante. C’est la raison pour laquelle ce partenariat envisagé par la présidente de Radio France, Sibyle Veil, retient si fortement l’attention. Car, pour l’occasion, la radio publique tombe dans les rets du capitalisme de la barbichette à la française : énarque de la même promotion qu’Emmanuel Macron, épouse de l’un des amis les plus proches du chef de l’État, poussée vers la présidence de Radio France par ce même chef d’État, Sibyle Veil envisage de faire cause commune avec un petit cercle d’économistes qui ne cessent de chanter les louanges… du même chef de l’État !

Dans le Cercle des économistes, on compte effectivement beaucoup de ceux que, dans un essai écrit en 2012, j’avais baptisés Les Imposteurs de l’économie (Don Quichotte) : en clair une petite cohorte d’économistes profitant d’un quasi-monopole d’expression dans les grands médias audiovisuels, parlant en excipant de leur qualité d’universitaire, mais sans afficher qu’ils sont le plus souvent appointés par la finance. Mais on compte aussi beaucoup – ce sont souvent les mêmes – d’économistes proches d’Emmanuel Macron ou de la doxa néolibérale qui lui sert de fil à plomb.

Il y a ainsi Jean Pisani-Ferry, qui a été le responsable du programme et des idées de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron ; Philippe Aghion, professeur au Collège de France, qui lui aussi a fait la campagne d’Emmanuel Macron ; Yann Algan, signataire en avril 2017 d’une tribune dans Le Monde intitulée « Pourquoi nous soutenons Emmanuel Macron » ; Emmanuelle Auriol, signataire de la même tribune ; Jean-Paul Betbèze, signataire de la même tribune ; ou encore Jean-Hervé Lorenzi, le président du Cercle, à qui l’on doit de nombreuses tribunes en défense du chef de l’État et notamment ce texte intitulé « Cessons de caricaturer la politique de Macron », complété par ce sous-titre explicite « La politique du président de la République s’appuie sur le triptyque émancipation, équité, solidarité. La critique faite d’une politique destinée aux riches est une erreur d’analyse. » Et l’économiste parle naturellement du haut de son savoir académique. Encore vaut-il mieux savoir quels ont été ses ports d’attache : vice-président de UBS Holding France, il a très longtemps été membre du directoire de la Compagnie financière Edmond de Rothschild.

Il faut, bien sûr, dresser un tableau nuancé de l’état de l’audiovisuel public. Car la normalisation est bien plus avancée dans le secteur de la télévision que dans celui de la radio. Dans le premier cas, il n’y a plus guère de différence entre le privé et le public – qui n’a donc plus rien d’un sanctuaire – alors que dans le secteur de la radio, il reste encore de fortes différences ; même si le jeu de chaises musicales incessant de nombreux chroniqueurs qui passent d’un secteur à l’autre atténue de plus en plus la frontière entre les deux univers.

Et puis, il faut aussi admettre qu’il reste des journalistes nombreux qui défendent les valeurs d’excellence et d’indépendance du service public, c’est-à-dire du journalisme de qualité. C’est le cas par exemple du service investigation de Radio France, ou de certaines émissions de France Télévisions, comme « Cash Investigation ».

Reste que le traitement de l’économie est un révélateur : vivant sous la pression constante du pouvoir exécutif, et tout particulièrement de l’Élysée, baignant dans un écosystème politico-économique qui est dominé par les puissances d’argent, le même que celui de la presse écrite, l’audiovisuel public donne parfois le mauvais exemple. Ce projet de partenariat en est l’illustration : s’il est mis en application, il transformera Radio France en une officine de propagande – au choix néolibérale ou macronienne…

Laurent Mauduit