L’implication des femmes est toujours vue comme normale quand elle se manifeste. On la reconnaît bien là, on l’applaudit, on la félicite, on prend des mesures exceptionnelles et puis tout reprend son cours « normal ».
À la veille d’un probable déconfinement les données sanitaires s’alignent pour définir les autorisations de sorties, de circulations. L’échéance du 11 mai a été donnée pour la reprise du travail et depuis quelques semaines nous entendons que les activités économiques doivent reprendre, des magasins rouvrent. Moins glamour, tous les jours, le nombre de décès et de malades hospitalisés s’affichent ou sont publiés, constituant une ligne de mire des informations.
À l’heure des « data », chacun.e peut accéder ou retrouver assez aisément les chiffres qui comptent, c’est-à-dire ceux qui entrent dans le pouvoir de décision de ceux qui décident. Premier pléonasme utile pour ouvrir les yeux et les oreilles sur les chiffres qui n’existent pas où ceux qui ne comptent pas mais qui sont nécessaires à la vie dans notre société. Pour illustrer ce constat, arrêtons-nous sur deux secteurs d’activités importants dont on parle aujourd’hui et regardons comment chacun est représenté, situé dans notre société.
De l’aéronautique aux services hospitaliers
Les données de l’aéronautique sont accessibles à toutes et tous dès lors que vous savez manier un clavier. Ce secteur qui en France s’est principalement installé dans l’agglomération toulousaine à la suite de la planification de l’aménagement du territoire national (1963) représente pour la seule métropole 70 000 salariés. Ces emplois sont aussi très nombreux dans le reste du département et conduisent au développement d’autres emplois indirects et induits (pensons au secteur du tourisme), eux-mêmes tout à fait quantifiés selon les bases INSEE.
Ce secteur est présenté — à juste titre — en crise dans la crise : plus de vols, plus de passagers et bientôt plus de commandes. Certains s’effrayent et demandent un soutien financier au gouvernement pour accompagner la crise économique, d’autres invitent à saisir la situation pour examiner les mutations possibles nécessaires en lien avec la crise écologique. Les autorités à toutes les échelles du territoire se penchent sur le problème.
Regardons maintenant du côté des services de soins hospitaliers. Depuis le début de la crise sanitaire, tout le monde est tourné vers les hôpitaux et plus d’un.e salue le courage du personnel de santé mais savez-vous,
– que les aides soignant.e.s dont 93 % sont des femmes qui permettent d’assurer le quotidien des soins des personnes hospitalisées ou dans les établissements recevant des personnes âgées (EHPAD), sont en sous-effectifs depuis plusieurs années ? Certain.e.s n’ont pas pris de congés depuis août 2019 et en sont empêché.e.s dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire actuel.
– que ce sont des « petites mains », traduisez les couturières, qui font gratuitement et en abondance les masques nécessaires à d’autres petites mains : les caissières, les commerçant.e.s de proximité, les personnes distribuant les aides alimentaires ? Mais quid de ce chiffrage, de ces paiements ? Quelles cotisations de retraites comptabilisées et majorées pour ces petites mains gratuites et leur contribution « à la guerre sanitaire » ?
Dans ces deux exemples, il s’agit d’emplois majoritairement féminisés comme l’exprime une Tribune récente réunissant scientifiques et syndicalistes : « Ce sont les soignantes, infirmières (87 % de femmes) et aides-soignantes (91 % de femmes), mais aussi des aides à domicile et des aides ménagères (97 % de femmes), des agentes d’entretien (73 % de femmes), des caissières et des vendeuses (76 % de femmes), ce sont aussi des enseignantes (71 % de femmes) ».
Ces activités déclenchent les applaudissements collectifs, le courage et la mobilisation des personnels sont soulignés, la presse locale relaye abondamment les initiatives solidaires, le Premier Ministre n’est pas en reste en annonçant des « mesures exceptionnelles » pour « les soignants », pour « tous les personnels hospitaliers ».
Le care quésaco ?
Chacun.e se veut aux côtés de « tous ces personnels ». Mais chacun.e sait-il que ces emplois mal rémunérés, rarement augmentés, appartiennent aux métiers du care ? Le care mis en évidence par des chercheuses anglo-saxonnes aux USA (Carol Gilligan, 1986 et Joan Tronto, 1993) sert à remettre en scène, dans l’espace public, les éléments de la vie humaine absents de la discussion publique et donc in fine des enjeux politiques. Souvent réduit et traduit à la seule dimension « de prendre soin », le care est ce qui permet la vie, son entretien et sa reproduction. Mais plus encore il fonde une éthique particulière issue de la responsabilité confrontée à la vie d’autrui, par l’expérience et l’activité qui consistent à apporter une réponse concrète aux besoins des autres. Dans ce contexte, la logique de la raison fait place à une logique de mobilisation de relations personnelles inscrites dans le temps, la durée.
La logique de mobilisation est « en temps normal » quasi invisible car nous vivons dans un monde où domine la raison, l’objectivation, l’optimisation des moyens. Les expériences de maintien de la vie, de son entretien comme des conditions de sa reconduction au quotidien sont de longues dates associées aux femmes bien avant que certaines de ces fonctions soient professionnalisées, reconnues d’intérêt public ou national. Cette implication est toujours vue comme normale quand elle se manifeste. On la reconnaît bien là, on l’applaudit, on la félicite, on prend des mesures exceptionnelles et puis tout reprend son cours « normal ».
Le travail de connaissance et de considération du care est inachevé même s’il surgit de crise en crise. Lors de la guerre de 14-18, les usines, les récoltes ont continué grâce à la mobilisation de la main d’œuvre féminine ; le gouvernement d’après la Seconde guerre mondiale en France a reconnu leur mobilisation dans l’œuvre de Libération, par l’attribution des droits politiques aux femmes (1945).
La reconnaissance de la mobilisation particulière des femmes aux différents fronts (sanitaire-éducatif-nourricier) de cette crise sanitaire 2020 appelle une reconnaissance durable de la dimension du care dans notre société.
Sans ce fonctionnement de ce que Naïma Hamrouni nomme le care invisible, ce n’est pas un (ou des) secteur d’activité économique qui doit se reconvertir, c’est une société dans son entier qui s’effondre : les soins aux malades et aux personnes âgées, les services aux personnes en situation de handicaps, l’accès à l’alimentation, l’accès à l’éducation, la circulation des personnes, l’entretien des espaces communs.
Cette compréhension fait place à une éthique nouvelle qu’il convient de considérer dans la perspective démocratique : « L’injonction morale de ne pas opprimer — ne pas exercer injustement un pouvoir ou abuser des autres — est indissociable de l’injonction morale de ne pas abandonner — ne pas agir de façon inconsidérée et négligente, ne pas trahir, y compris vous-même » (voir Gillican, 2009).
Hiérarchie de genre et République
Or, l’invisibilité du travail du care est une construction fondatrice du monde du travail principalement salarié, par le jeu des valeurs retenues et ayant donné aux hommes entre eux l’illusion d’un pacte réussi de négociation par le droit du travail et le droit syndical. Le système politique hérité et reconduit repose sur l’acceptation tacite de l’ignorance du travail du care, travail utile et nécessaire même à toutes personnes par ailleurs considérées comme « indépendante » par la société (voir Hamrouni 2012). Cette invisibilité se double d’une hiérarchie de genre là où des métiers ont émergé, c’est-à-dire un secteur d’emplois mal qualifié et mal rémunéré.
Aussi, interroger l’absence de prise en compte du care dans les principes démocratiques revient à considérer comment notre démocratie est prisonnière des hiérarchies de genre (formulées par le concept de patriarcat). La reconnaissance de cette différence d’expériences, héritées et construites dans des situations différentes et majoritairement dans des sphères séparées, a produit des connaissances, des savoirs différents et non la différence des sexes. L’analyse de ces fonctionnements et dysfonctionnements dans une République qui s’énonce égalitaire doit nous conduire à ces prises en compte faute de quoi nous perpétuons des liens de servilité et de domesticité dans un régime à dominante financière qui ne dit pas son nom.
Pour ma part, l’annonce présidentielle de « notre vulnérabilité » (avril 2020), est nécessairement liée à la prise en compte du care et à l’éthique qui s’y rattache. En ce temps de confinement, nous sommes nombreuses et nombreux à relier les informations, à faire mémoire des manifestations passées (gilets jaunes, personnels hospitaliers, retraites, …). En plus des manifestant.e.s du 8 mars 2020 « On arrête toutes », les savoirs « être égaux » se diffusent quand l’expérience de l’inégalité est comprise, ils se partagent entre différentes petites mains qui comptent et font réseaux.
Cathy Bousquet
Cathy Bousquet est sociologue du travail social, ancienne formatrice du Travail social
* Le titre fait écho au fameux film Who’s Counting (Rencontre avec Marilyn Waring), Si les femmes comptaient ASBL,1999, version française.
Lire aussi: « À l’air libre »: femmes en première ligne Source Médiapart 22/04/ 2020