À peine le divorce est-il consommé, vendredi 31 janvier, que Londres et Bruxelles doivent penser à leur nouvelle relation. Et l’Union européenne n’a pas encore compris que la vie sera plus dure sans son ex, analyse The Daily Telegraph.
En juin 2016, quand la Grande-Bretagne a voté en faveur du Brexit, de nombreux observateurs ont eu le sentiment que l’UE était ébranlée jusque dans ses fondations économiques et politiques. La cinquième économie de la planète et principal centre financier de l’UE décidait de partir, alors même que la crise migratoire de 2015 donnait un nouvel élan aux politiciens populistes sur tout le continent.
Quand Donald Trump a conquis la Maison-Blanche en novembre de la même année, la première question que le nouveau président américain a posée à Donald Tusk, le président du Conseil européen, quand celui-ci l’a appelé pour le féliciter de sa victoire, était la suivante : “Comment va le Brexit et quel est le prochain pays sur le départ ?” Les présidents populistes nouvellement élus n’étaient pas les seuls à prévoir la fin de l’Europe en tant qu’entité politique cohérente. Ivan Krastev, le célèbre spécialiste des sciences politiques, a même écrit sur cette question un best-seller au titre pessimiste : After Europe [“Après l’Europe”, traduit en français sous le titre Le Destin de l’Europe, éd. Premier parallèle].
Contradictions internes toujours d’actualité
Quatre ans plus tard, l’Union européenne a relevé la tête face à ce discours décliniste. À ses yeux, le Brexit apportait la preuve que la construction européenne était bien plus durable que ne l’avaient prédit les cassandres. Il se trouve qu’ensuite c’est Emmanuel Macron, et non Marine Le Pen, qui a été élu à la présidence de la France, et tandis que le Royaume-Uni s’est mis à tergiverser sur les réelles implications du Brexit, ses partenaires européens lui ont tenu la dragée haute dans la première phase des négociations.
Parallèlement, des accords en sous-main avec la Turquie et la Libye ont endigué le flux de migrants vers l’Europe, et après certaines tentatives d’esquiver le problème, la crise des migrants a été provisoirement réglée. La guerre culturelle entre l’est et l’ouest de l’Europe, qui risquait de dégénérer, a été ramenée à des proportions raisonnables. Dans le même temps, malgré une récession industrielle en Allemagne et la persistance d’une croissance anémique, la zone euro a continué d’avancer tant bien que mal, sans avoir résolu ses contradictions internes et sans être parvenue à réaliser une réelle union bancaire, mais sans pour autant être menacée dans son existence même, comme le prévoyaient depuis longtemps les eurosceptiques.
Répercussions durables sur l’Europe de demain
Mais à l’heure où l’Europe envisage un nouvel avenir sans le Royaume-Uni, les observateurs les plus sérieux savent que la réalité est bien plus complexe que ne pourrait le laisser croire le discours officiel, annonciateur de “renaissance”. Le Brexit aura des répercussions durables sur la configuration de l’Europe de demain, et cela, même les plus ardents partisans d’une Europe supranationale en sont conscients.
Andrew Duff, président du Groupe Spinelli, qui fait pression pour davantage de fédéralisme au sein de l’UE, fait valoir que le Brexit représente le plus grand bouleversement politique pour l’Europe depuis la chute du mur de Berlin en 1989. “L’UE devient plus petite, plus pauvre, et donc plus faible, et elle ne mesure pas encore toutes les conséquences de cette nouvelle situation”, assure-t-il. Il accuse Tusk d’avoir pris “ses rêves pour des réalités en ayant voulu contrecarrer le Brexit”, tout en refusant de mener une vraie réflexion sur les changements que va entraîner le départ du Royaume-Uni.
Dynamique des puissances chamboulées
Selon Christian Odendahl, du Centre pour la réforme de l’Europe, à Berlin, c’est la dynamique des relations entre les grandes puissances européennes qui va s’en trouver fondamentalement bouleversée. Pendant plus de quarante ans, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni ont travaillé ensemble. On peut légitimement avancer que c’est cette trinité politique en constante évolution au cœur de l’Europe qui a empêché l’Union de se tirer une balle dans le pied, c’est elle qui a été le moteur du marché unique et de l’expansion du bloc à l’Est au début des années 2000.
Cette trinité va donc se voir remplacer par un tandem franco-allemand qui inquiète les autres États membres. “Du fait du Brexit, le rôle de l’Allemagne change”, commente Odendahl, qui souligne qu’après le Brexit “ce qui fait maintenant défaut, c’est un contrepoids important à la France, et un allié proche des pays du centre et de l’est de l’UE”. On peut d’ores et déjà en constater le résultat, à en juger par la réaction délibérément tiède de l’Allemagne aux grands projets européens de Macron, poursuit Odendahl, Berlin, sceptique, s’employant à étouffer peu à peu les plans de défense européenne et de réforme de la zone euro
Basculement en faveur des forces centralisatrices
Ainsi les belles idées de renouveau démocratique de l’Europe, sous la férule de Macron, avocat d’un “Conseil de sécurité européen”, de coopération accrue en matière de défense et d’un New Deal vert finiront-elles par se heurter aux nouvelles limites politiques au cœur de l’Europe. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, a mis en œuvre une conférence sur l’avenir de l’Europe censée durer deux ans et chargée d’évaluer de nouvelles idées, le Parlement européen réclame des “agoras” de 200 à 300 citoyens pour encadrer le processus, et déjà la Commission commence à tempérer les discours sur un “changement dans les traités”, changement qui serait nécessaire pour toute réforme fondamentale.
Dans la pratique, explique Guntram Wolff, le directeur du cabinet de consultants Bruegel, l’UE de l’après-Brexit va sans doute être le théâtre d’un basculement plus prononcé en faveur des forces centralisatrices et, à la marge, d’une économie plus protectionniste. Par conséquent, affirme-t-il, les pays qui ne font pas partie de la zone euro se verront pressés de la rejoindre, puisque le départ du Royaume-Uni signifie que le club des États hors de la zone euro représentera désormais tout juste 15 % du PIB de l’UE. La Suède et le Danemark soupèsent déjà ce qu’il leur en coûterait de l’intégrer.
Deux visions de l’avenir, l’une sombre, l’autre optimiste
Il semble qu’il y ait deux visions de l’avenir. Une sombre, où l’UE se replierait sur elle-même pour se protéger ; l’autre, en partant du principe que la Grande-Bretagne prospérera et sera un voisin plus actif, mais partageant les mêmes objectifs stratégiques, verrait l’Europe épouser une identité planétaire plus ouverte. Du point de vue de Krastev, le fait que l’Europe n’ait pas implosé après 2016 n’est que moyennement rassurant. Le bloc continue à adopter une posture défensive, assiégé par les démagogues populistes, alors que les électorats se fragmentent, que la population vieillit et que la part de l’économie mondiale qu’il représente ne cesse de se réduire. Comme il l’a écrit cette année dans un nouvel épilogue au Destin de l’Europe :
Peter Foster
Source The Daily Telegraph 08/02/2020
Traduction Le Courrier International