La sociologue Karine Clément, une des 117 contributrices et contributeurs du monumental Manuel indocile de sciences sociales publié sous la direction de la Fondation Copernic, a passé 20 ans en Russie. Elle livre son analyse sur ce pays, sur la France d’Emmanuel Macron…et les gilets jaunes de sa Lorraine natale.


 

C’est ce qu’on appelle « un pavé » : 1033 pages, une multitude d’articles courts et accessibles et de définitions (le « lexique de désenfumage ») rédigés par des chercheurs et chercheuses de tout poil (historiens, sociologues, économistes, politistes…), des syndicalistes, des professeurs de lycée…et même Bruno Gaccio, un des auteurs des ex-« Guignols de l’info ».

Chez Karine Clément qui était récemment l’invitée de la librairie « L’Alinéa » à Martigues (13), le rire côtoie l’analyse. Cela n’arrive pas tous les jours et mériterait déjà d’être salué alors que les croque-morts de la pensée (on ne citera pas de noms ici) qui sévissent de colonnes de journaux en plateaux télé, auraient tendance à nous faire pleurer…de rage. Mais au-delà de cet aspect que l’on pourrait, à tort, juger anecdotique, c’est un précieux témoignage sur la Russie de Poutine (sur laquelle on ne sait finalement pas grand chose)…et sur la France de Macron, retrouvée l’année dernière, qu’ a livré cette sociologue qui ne se prend pas au sérieux.

« Quand je suis revenue de Russie, je me suis dit que les choses ont été faites plus rapidement que ce que je pensais » précise-t-elle au sujet de la situation actuelle en France, « cela s’est dégradé dans la sphère du travail, de l’éducation, de la protection sociale,de l’écologie, pour le système de maintien de l’ordre, j’ ai trouvé plein de choses que je reconnais très facilement pour les avoir vues ailleurs, plus grossièrement. Ce livre là met le doigt sur tous ces points qui font mal, on les vit et en même temps on est endormis par les discours dans les médias dominants, les discours des hommes politiques qui nous disent: « voilà, c’est la loi du marché, il faut s’adapter…etc ». Beaucoup de gens le vivent mal mais ne savent peut-être pas mettre les mots sur ce qu’ils vivent ». 

« Ce livre doit beaucoup au mouvement des Gilets jaunes »

 

Le Manuel indocile de sciences sociales a donc été conçu par ses auteurs « pour donner des instruments » afin d’aider à «  lire son expérience de vie, pour questionner les dogmes, qu’on entend en classe aussi et puis éventuellement pour favoriser une discussion qui partirait d’en bas.Ce n’est pas nous, les chercheurs, qui allons apporter forcément toutes les solutions, qui allons expliquer le monde. Il y a beaucoup à apprendre de ce que les gens vivent. C’est pour ça qu’un des buts ultimes du livre est que les thèmes soient discutés avec une forme d’éducation populaire » souligne Karine Clément qui reconnait aisément que « ce livre doit beaucoup au mouvement des Gilets jaunes: on s’est dit qu’ils sont en quête de savoir, qu’ils questionnent les dogmes. Ils prennent des éléments de réponse un peu partout, parfois des éléments qui politiquement, peuvent ne pas nous plaire mais ils cherchent à s’éclairer. On espère qu’ils vont s’en emparer. Ce livre est un début plus qu’une fin. Ce serait bien aussi que ce soit discuté sur les ronds-points ». 

La sociologue qui a souvent partagé des moments avec les GJ du bassin minier en Lorraine confie : « je peux dire que je suis « Gilet jaune », Willy Pelletier qui est le coordinateur de la Fondation Copernic est aussi allé sur sur les ronds-points. pas mal de chercheurs vont voir sur le terrain, apportent un recul sur ce qu’on entend dans les médias alors que les chercheurs qui parlaient au début du mouvement n’étaient pas allés voir: ils jugeaient du haut de leur perchoir, de leur labo et avaient souvent des opinions plutôt critiques ».

Lorsqu’elle découvre ce mouvement à son retour en France, c’est « avec une impression de déjà vu » qui n’est pas sans lui rappeler ceux qu’elle appelle « les prolétaires déclassés de Russie, tout un monde de classes populaires en grande difficulté et dans un grand désarroi. En Russie, il y a des tentatives de résistance, contrairement à ce qu’on dit dans les médias ici, mais ce n’est pas à l’échelle des Gilets jaunes, en particulier parce que les médias en Russie n’en parlent pas ou très peu. On parle beaucoup plus des mouvements, des leaders de l’opposition, on va dire « libérale » pour faire vite, qui sont très minoritaires ». 

Aspect très méconnu en France : l’existence de « mouvements locaux » avec des dimensions que l’on pourrait dire « écologiques » : « les mouvements contre la densification (les constructions de grands immeubles très chers pour les élites), contre les projets de centres commerciaux qui détruisent les parcs, les espaces de jeux, les espaces verts ». Dans ces « face à face entre les habitants et les intérêts du business immobilier » qui peuvent donner lieu à « des conflits sévères, des passages à tabac », la société de construction peut très bien « engager sa propre police » indique Karine Clément, mais « il y a parfois intervention de la Police, étant donné les liens très proches entre structures du business et structures politiques ».

 

L’oligarchie, c’est quoi exactement ?

 

Si le terme d’oligarchie est fréquemment employé pour évoquer la Russie (moins en France encore que « ça commence à venir », comme le souligne la sociologue), comment le définir ? Pour Karine Clément, c’est un régime où « le pouvoir appartient à un petit nombre de personnes qui monopolisent les ressources économiques, sociales, les réseaux sociaux au sens multiple du terme et le pouvoir politique, c’est un pouvoir vraiment coupé de la population sur lequel on peut très difficilement agir, le paradoxe c’est qu’en Russie, les gens savent ça, depuis les années 1990, le terme « oligarchie » est entré dans le langage courant ». 

L’émergence de l’oligarchie à cette période est liée à « la thérapie de choc », soit un ensemble de « recettes ultra-libérales » mises en oeuvre à partir du début des années 1990, sous Boris Eltsine. Pour Karine Clément, « beaucoup de gens qui ont pensé ces réformes étaient à l’origine de ce qui s’est passé au Chili, ils se sont dit : « super, voilà un laboratoire plus grand, bien plus riche » parce que l’URSS, ce n’était quand même pas rien aux yeux des idéologues : ils ont bien réussi ». La chercheuse considère que l’on peut penser cette transition à marche forcée de deux manières au niveau idéologique : « la fin des deux blocs qui jouaient beaucoup pour modérer  le rouleau compresseur ultra-capitaliste car il y avait quand même l’attrait du communisme » et « la déconfiture complète de l’idéologie communiste qui avait commencé bien avant mais qui a touché de façon encore bien pire les Russes eux mêmes,  parce que tout d’un coup, ils n’ont plus cru qu’en une seule chose : le marché (…) Il fallait la libre concurrence, la liberté des prix, la lutte pour la survie. C’était accepté parce qu’il y avait un désarroi complet et ça dure encore maintenant, les mots sont minés. C’est très difficile de se repérer idéologiquement en Russie, je sais qu’ici ce n’est pas facile non plus ».

 

« Tout à reconstruire »

 

Faut-il désespérer pour autant ? Pour Karine Clément, « la bonne nouvelle, c’est qu’on a tout à reconstruire, en faisant, je pense, davantage confiance à nos expériences de vie et aux discussions qu’on peut avoir en face-à-face les uns avec les autres, c’est en tout cas ce que m’ont appris les luttes menées en Russie. Les gens qui recommencent à trouver du sens, une source d’espoir, s’appuient beaucoup sur leurs expériences de vie parce qu’il faut voir que pendant des années, ils ont vécu la tête dans le guidon. Il fallait vivre, survivre, multiplier les petits boulots : la débrouille, le système D, c’est ce qu’on voit de plus en plus en France ». Avec cet impératif de survie, « pas le temps de regarder ailleurs, de s’imaginer éventuellement dans quel monde on pourrait vivre ».  Trente années ont passé depuis la mise en oeuvre de la « thérapie de choc » et aujourd’hui, « les Russes commencent à se réapproprier leur espace de vie proche » souligne-t-elle, «  c’est à partir de là que se redéveloppent des luttes, pour l’instant très locales ». 

Comment ne pas faire le parallèle avec le mouvement des Gilets jaunes lorsque Karine Clément dit que « c’est avec la réconciliation des gens les uns avec les autres, la reprise des contacts, du lien social, la fraternité et la réhabilitation de nos vies quotidiennes qu’on va y arriver, pour être moins sujets à l’instrumentation » ?.

 

Expérience de terrain et engagement

 

« Quand je suis arrivée en Russie dans les années 90, je faisais ma thèse, pour étudier le monde ouvrier et je me suis pris une claque » confie la sociologue, « le point de vue intellectuel, c’était : « ah, la chute du mur, le triomphe de la démocratie », les gens de ma génération étaient très attirés par tout ça, on disait:  « le monde nouveau s’invente là-bas ». La réalité découverte par la chercheuse est tout autre : « c’était dramatique, c’était la sinistrose, les gens avaient peur de sortir la nuit à cause de la criminalité, il y avait l’incertitude complète du lendemain. La plupart des personnes n’étaient plus payées, même les chercheurs, ils étaient obligés de s’improviser vendeurs à la sauvette. J’ai des amis qui vendaient des chewing-gums, qui allaient chercher des vêtements en Turquie et les revendaient en province en Russie ». 

De la « claque » reçue initialement, Karine Clément a tiré un enseignement personnel : « j’ ai trouvé impossible de rester complètement à distance, d’étudier cette misère. J’ai essayé de trouver un moyen de m’impliquer, d’aider à faire quelque chose. C’est comme ça, d’ailleurs, que j’ ai fait la connaissance de la Fondation Copernic, pour éventuellement créer des liens avec des associations comme Attac, les mouvements altermondialistes. Cela n’ a pas trop marché, je disais au mouvement altermondialiste : « regardez ce qu’il se passe en Russie, ça vous pend au nez, il faut les écouter, peut-être réfléchir ensemble ». La chercheuse considère que cette rencontre ne s’est pas réellement produite : « les militants russes étaient un peu les « péquenots » du mouvement altermondialiste, très peu parlaient les langues étrangères et en plus ils n’avaient pas les manières, on peut dire, des mouvements de gauche, pas le vocabulaire. On ne s’en rend peut-être pas compte quand on est dedans mais on a des codes dans le milieu militant, dans le milieu intellectuel de gauche. Les Russes qui venaient à des contre-sommets, à des rendez-vous internationaux étaient plutôt contents, ils voyaient plein de monde, mais ça ne m’ a pas laissé un très bon souvenir sur cette rigidité des cadres. En un sens, le mouvement des Gilets jaunes est plus accueillant là-dessus, sur les différents modes de pensée, les différents modes d’expression. Ils ne sont pas aussi anti-intellectuels que ça. En fait, ils sont preneurs, ils cherchent chez tout le monde ».

Pour illustrer cette attitude qui ne correspond pas à l’image que certains s’en font, Karine Clément évoque cette forme d’éducation populaire mise en oeuvre par les Gilets jaunes : « sur les ronds-points que je connais, il y en a un qui achète un livre, le passe à d’autres et les gens sont très demandeurs, ils essaient de déchiffrer le monde ».

Sa présence auprès de ces milieux populaires (au sens large) qui ont fait le mouvement, comme l’ensemble des contributions de ce Manuel indocile posent autrement la question du statut des sciences sociales : « un des problèmes des milieux académiques, c’est la domination des standards de la soi-disant objectivité dans les sciences sociales » souligne Karine Clément, « ça peut être quoi l’objectivité ? Très souvent dans les sciences sociales, c’est être dans l’air du temps parce que quand on dit quelque chose qui va contre l’ air du temps on est automatiquement critiqués car « trop engagés ». Donc, forcément, il y a plein de chercheurs qui vont dans l’air du temps: on est sujets à la précarité, c’est un monde où il est très difficile de rentrer et c’est vrai que, pour les jeunes chercheurs, être trop engagé est un handicap. Heureusement, beaucoup le sont quand même mais ça leur pose un gros problème dans leur vie professionnelle ».

Morgan G.


Pour en savoir plus: Manuel indocile de sciences sociales. Pour des savoirs résistants sous la direction de la Fondation Copernic (La Découverte)

Photo Dr Karine Clément