Le musée Fabre inaugure avec le musée Guimet un cycle de quatre expositions consacrées aux civilisations asiatiques. Pour sa première étape, la Chine se donne à voir dans un format resserré et immersif, où sons, parfums, images et objets patrimoniaux invitent à éprouver une civilisation plurimillénaire plutôt qu’à en livrer une lecture exhaustive.
L’exposition « Chine, chefs-d’œuvre du musée Guimet » est ouverte jusqu’au 1er novembre 2026, à Montpellier dans l’hôtel de Cabrières-Sabatier d’Espeyran, département et écrin des arts décoratifs du musée Fabre. Elle s’inscrit dans le dispositif Guimet+ né d’un partenariat entre le musée national des arts asiatiques et le musée Fabre. Une initiative qui permet de faire circuler les grandes collections nationales sur le territoire et de ne plus cantonner l’accès aux chefs-d’œuvre à la seule capitale. Cette première étape chinoise ouvre un cycle de quatre ans — suivront les mondes indiens, le Japon et le monde himalayen — pensé comme un voyage progressif à travers les aires culturelles asiatiques. Une trentaine d’œuvres issues principalement des collections du musée Guimet composent cette exposition inaugurale, certaines remontant jusqu’au XIIIe siècle avant notre ère. Le projet revendique une approche immersive, appelée à évoluer au fil des aires culturelles abordées.
Dès l’entrée, une vidéo introductive propose un inventaire d’images issues de la culture populaire, mises en regard d’œuvres patrimoniales. L’effet est immédiat : rappeler que la Chine est déjà familière, intégrée à notre quotidien par fragments, objets, récits.

Le parcours s’articule autour de quatre thématiques universelles : le prestige, la beauté, la transgression et le sacré. Une installation plonge le visiteur dans le studio du lettré, figure essentielle de la Chine impériale. Fonctionnaire savant au service de l’empereur, le lettré est aussi poète, joueur de go, calligraphe, musicien. Nous suivons le passage du jour à la nuit, et nous sommes face à son jardin : lieu de contemplation, de création et d’introspection. Le retrait du monde n’est jamais loin du pouvoir, comme en témoigne l’écran de table en jade aux Sept sages de la forêt de bambous : sur une face, les sages se retirent du politique et s’enivrent pour dépasser les contraintes ordinaires et accéder à la poésie ; sur l’autre, un poème de l’empereur est gravé. La section consacrée au prestige explore les multiples formes de l’autorité : puissance militaire, lien aux forces de l’univers, richesse matérielle. Vases en bronze de l’antiquité, sceptres honorifiques en jade offerts lors de rencontres diplomatiques, porcelaines aux décors de « mille fleurs » ou à la danse du dragon et du phénix composent un langage visuel où le pouvoir se confond avec l’ordre cosmique. Un dispositif numérique permet de naviguer dans une scène impériale : l’empereur, représenté en lettré, reçoit un cheval offert par des Kazakhs, tandis que chaque objet devient une porte d’entrée vers son sens symbolique et politique.
À travers un volet consacré à la transgression, l’exposition prend soin de fissurer une lecture normative de la culture chinoise. Un vase illustrant Le Roman au bord de l’eau, issu de la tradition orale, met en scène des brigands dissimulés dans les marais, figures de l’outrance et de la cruauté, en opposition aux lettrés raffinés retirés dans les montagnes. À leurs côtés, la statue de Budai, religieux bedonnant, hilare et dévêtu, rappelle qu’une spiritualité populaire, joyeuse et excessive, cohabite avec les systèmes philosophiques les plus élaborés.

La beauté, quant à elle, est abordée comme une construction sociale, morale et sensorielle. Apparence, santé et vertu sont étroitement liées. Le visiteur est invité à sentir des parfums précieux spécialement créés pour l’exposition : fleur de pêcher, symbole de jeunesse ; ambre gris, aux connotations sensuelles ; bois d’aigle, fragrance associée aux espaces domestiques. Porte miroir, figurines de musiciennes et de nobles en costume, épingles à cheveux de mariées, éventails peints comme supports de récit dessinent un idéal de raffinement. Cette logique narrative se prolonge dans un spectaculaire rideau d’opéra chinois brodé, passé de la scène aux intérieurs, où le théâtre devient motif décoratif. En contrepoint, de minuscules chaussures rappellent une pratique longtemps imposée aux femmes : le bandage des pieds, au nom d’une beauté qui mutilait les corps. Trois films d’animation viennent ponctuer cet espace, offrant des clés de lecture accessibles à tous les publics.
Enfin, la section dédiée au sacré convoque les grandes traditions spirituelles. Laozi [ou Lao Tseu], figure fondatrice du taoïsme, apparaît en ermite, en dialogue avec le bouddhisme. Une statue de Bouddha, bouton de lotus et éventail en main, incarne sagesse et compassion. Une tablette rituelle en jade, ornée de motifs célestes — constellations, vagues, montagnes, nuages — matérialise le lien entre l’humain et l’univers. Le parcours s’achève sur la voix du poète Li Po, dont les vers célèbrent la nature, le vin et l’amour, dans une communion sensible avec le monde.
Au rez-de-chaussée, une pause musicale spécialement conçue pour l’exposition prolonge l’expérience tandis qu’une programmation culturelle dense (ateliers de calligraphie, cérémonies du thé, visites sensibles, collaborations universitaires) accompagnera l’exposition tout au long de l’année 2026.
L’exposition propose une manière d’habiter les œuvres, d’en faire sentir les contradictions et la vitalité. Le regard se décale à mesure que les oppositions se répondent : retrait et pouvoir, prestige et transgression, beauté et contrainte, sagesse et ivresse, sacré et sensualité. Elle rappelle que toute culture est traversée de tensions. Une invitation à explorer l’altérité non comme un objet de savoir, mais comme une expérience à éprouver.
Sapho Dinh







