Un bouleversement des sensations, des perceptions, des imaginations : à Montpellier, Sète et alentours, la troisième Biennale des Arts de la scène en Méditerranée bouleverse les paramètres de la représentation, tout en affrontant les plus rudes questions issues de l’actualité. Circulation vertigineuse, sur des plateaux de tempête


 

Ils sont des dizaines et dizaines de milliers. On ne connaît pas le chiffre exact. L’organisation United essaie d’en dresser la liste. De qui est-on en train de parler ? De la foule des réfugiés politiques, ou économiques, du sud de la mer Méditerranée, disparus dans leurs tentatives de traverser celle-ci. Sur ce sujet rebattu, la pièce Necropolis soulève une question qui nous a paru violemment neuve.

La question : alors que, à grand renfort de technologies de pointe, nos sociétés sont celles du contrôle généralisé des populations, de l’archivage, du traçage et de la statistique méthodiques, du décompte et de la nomenclature, que signifie, par contraste radical, l’évaporation des ces dizaines de milliers d’hommes et femmes dont, justement dans leur cas, on ne sait exactement ni le nombre, ni les identités, ni souvent où se trouvent leurs dépouilles ? Quelle provocation du sens, quelle interpellation de la conscience, recèlent un tel évanouissement de masse, évacuation de l’histoire, effacement des traces ? Anéantissement mémoriel, double peine symbolique, aux marges périphériques de la forteresse Europe.

N’importe quel.le citoyen.ne est à la hauteur de se poser pareille question. Il peut advenir qu’un soir de Biennale, ce citoyen, cette citoyenne, soient un.e spectateur.ice du Théâtre de la Vignette.

L’artiste Arkadi Zaides œuvre à la jointure des arts visuels, de la chorégraphie, de la performance, et en écho des bouleversements de la représentation induits par l’effervescence technologique. Dans Necropolis, Zaides génère des dynamiques visuelles vertigineuses. Cela en projetant des images géantes de géolocalisation satellitaire, en plongées et contre-plongées de zoomages et dé-zoomages. Sur ces focales étourdissantes est toujours mentionné l’emplacement du Théâtre de la Vignette. Tel le papillon épinglé sur une planche d’entomologiste, le spectateur, la spectatrice s’en trouvent radicalement situé.es, implacablement rappelé.es à ce choix de lieu, ce choix d’instance de la représentation : devant un plateau de théâtre. Là. Maintenant.

Le voyage n’en est que plus radical, lorsque les déplacements de l’image font atterrir l’esprit à des centaines ou milliers de kilomètres : juste un endroit de littoral méditerranéen, ou d’Europe continentale, ou est mentionnée la mort sue d’un.e réfugié.e. Précaire mention d’une trace. Exposé bref des circonstances de cette disparition. Eventuelle visite de la caméra au fin fond d’un cimetière, au bord d’une tombe de misère, d’un vague semblant de stèle. C’est tout un anonymat qui devient momentanément voisin, incarné là, à deux pas de mon siège confortable de spectateur.

Quant à l’action proprement scénique, elle consiste en la re-fabrication, à pleines mains, d’une figure de corps à taille humaine, aux aspects de lambeaux, tirés et amalgamés à partir d’une étrange matière siliconeuse. C’est une lente résurrection, d’une présence qui conserve tout l’aspect d’un corps en décomposition. Très malaisant. Il y faut une infinie patience. Questionnement profond de ce qu’on veut bien voir. Cette invention d’un mémorial imaginaire est d’une intensité inouïe.

Il nous a néanmoins paru que la frilosité extrême des applaudissement finaux, dans une salle très majoritairement juvénile, trahissait un divorce net entre une telle pièce d’une part, et d’autre part les rythmes et les intensités de l’instantané spectaculaire saccadé que véhicule partout ailleurs une esthétique instagramée, de l’info en continu. Divorce qui n’enlève rien à la puissance magnifique de la pièce d’Arkadi Zaides ; et même tout au contraire.

 

 

A place of safety. crédit photo Luca Del Pia

 

 

Sur le même sujet, A place of safety se développe tout ailleurs. Presque à l’inverse. Pour son théâtre documentaire, l’équipe italienne de Kepler-452 est montée à bord d’un navire de sauvetage de migrants ; y a partagé pendant plusieurs semaines la vie d’un équipage d’humanitaires. A présent sur le plateau, les comédiens ne sont autres que ces humanitaires eux-mêmes, interprétant les situations réellement vécues en mission. Cela dans toutes leurs dimensions d’épreuve, d’exploit, de détermination, d’héroïsme parfois, notamment face à la répression des États.

Cette représentation en prise directe déchaîne au final un tonnerre d’applaudissements, poings levés et bannières déployées – notamment palestiniennes. On y adhère volontiers s’il s’agit de saluer une fierté militante venue de l’Italie de Meloni, tout en défi, avec son intégrité absolue d’intentions, et non moindre sincérité d’émotions. Et tant pis si on n’a pas réussi à y déceler une part d’inconfort, de déplacement, de doute et de provocation imaginaire qu’on attend d’un acte artistique. Bref, le public aime à se reconnaître dans l’exposé littéral de ses convictions acquises. Confort de la pensée, réparateur des détresses dans l’urgence des enjeux. Instructif. Respectable.

 

Chorégraphe libanaise (et néo-montpelliéraine), Danya Hammoud atterrit alors à des années-lumières. C’est-à-dire à deux cents mètres du Théâtre des Treize Vents. C’est qu’on peut être bête. C’est qu’on peut avoir fréquenté ce théâtre pendant quatre décennies, sans jamais s’être rendu compte de l’existence, à un jet de caillou, d’une vaste et magnifique pinède. C’est à cet endroit dépaysant que Danya Hammoud a choisi de dérouler ses Scènes de vie.

Danya Hammoud : Loi gravitaire. Majestueuse.

Soit un anti-spectacle. Rien de plus que la représentation d’un déjeuner sur l’herbe (mais on sait comment un tel sujet a déjà pu révolutionner l’histoire de l’art). Ici, l’option est minimaliste. Quasi figée, l’imagé donnée des agapes champêtres nous convainc que dans cette œuvre, ce qui est à voir n’est rien d’autre que ce que nous voyons. Et c’est un coup de fouet imaginaire, quand on se prend à se passionner pour un mouvement de rien : l’infini ralenti d’un petit groupe qui se lève et juste fait mine de s’écarter. Plus tard, un léger affaissement des corps, étrangement gagnés par l’attraction du sol. Loi gravitaire. Majestueuse. Sinon, un tableau de gestes adressés, prenant le temps infini de se dessiner.

Pendant ce temps, un formidable travail sonore de David Oppetit orchestre le contraste. On songe à du John Cage. Des sons bruts, prélevés, sont triturés et amplifiés. Totalement non jointifs avec la propre action des corps. Alors même qu’ils paraissent atténués, l’intensité de la présence de ces derniers est formidablement investie par les performeurs, soit un groupe d’amateurs, tout entiers livrés à cette expérience de partage perceptif. Laquelle se corse du fait de se dérouler in situ. La vie continue tout autour. Les joggers fendent la futaie, pour produire autant d’apparitions magiques, furtives.

Et enfin, on se souvient d’être pleinement en Méditerranée. On est à Grammont, qui le samedi, est le grand lieu montpelliérain des cérémonies de mariage. D’où le tintamarre soudain, dans ce lointain proche, d’une grande vague de klaxons festifs, venus se mêler à l’oeuvre en cours. Historiquement, cette nuptialité ultra-sonore a été ramenée sur nos rivages par les pieds-noirs d’Algérie. A présent, c’est la source festive proprement arabe et immigrée, qui la reprend de plus belle. Et on sourit en songeant à ce que tant d’élus, y compris montpelliérains sociaux-démocrates, n’ont de cesse de vouloir nous persuader que pareils débordements seraient attentatoires à un ordre civil pacifié. Petite guerre de significations, réjouissante dans le grand geste audacieux de Danya Hammoud.

 

Dans l’Ombre du martyr Crédit photo DR

Ainsi s’amorçait un après-midi entier où à coup de conférence, de projections de films rares, d’entretiens experts, la Biennale deviendrait un forum d’intelligence condensée. Cela jusqu’au point d’orgue de la première représentation en France de la pièce Dans l’ombre d’un martyr. Pourtant le comédien Waseem Khair n’a jamais cessé de la jouer en solo depuis 2011. Cela en hommage à son auteur, François Abou Salem, qui avait été son grand maître et venait de disparaître en laissant cette ultime pièce.

François Abou Salem était le fondateur du Théâtre national palestinien. Dans l’ombre d’un martyr livre la réflexion du frère d’un militant auteur d’un attentat-suicide. Lui-même n’approuve pas pareille méthode de combat. Il en sonde néanmoins toutes les dimensions, en constatant que ce frère absent à jamais y a gagné une présence géante de martyr, tel que l’honore la mémoire populaire. C’est dire la complexité de cette réflexion d’autant que le personnage en scène est également un savant en neuro-sciences, qui ne s’épargne rien de l’exploration des arcanes d’un cerveau ultime.

En découle un texte fabuleusement labyrinthique, dénué de la moindre complaisance ou facilité du sens. Cette abondance de pensée, ce chromatisme philosophique et poétique se captent d’autant moins aisément qu’il faut suivre le tout par la voie saturée d’un sous-titrage à haut rythme. Il n’empêche : une grande tempête apparaît là, dont atteste le jeu corporel tumultueux du comédien, quasi danseur dans sa façon de harponner un grand texte.

On ne peut qu’avoir énormément à apprendre d’un théâtre palestinien. Sa forme de présence.

Gérard Mayen

 

Photo 1 : Necropolis de Arkadi Zaides

Lire aussi : Biennale des arts de la scène en Méditerranée: Méditerranée en cinq escales, cinq éclats

 

 

 

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.