À Montpellier (et alentours), la troisième Biennale des arts de la scène en Méditerranée confie la barre aux artistes de toutes les rives de Mare Nostrum. Premier week-end de turbulences, depuis le Liban jusqu’au Maroc, en passant par Villeneuve-les-Maguelone.


 

7 octobre. Terrorisme. Gaza. Palestine. Famine. Génocide. Tragédies migratoires. Rages identitaires. Sècheresses implacables. Incendies dantesques. Submersions littorales. Hors-champ. Poids accablant du hors-champ mental, chez tout.e spectateur.ice qui se rend en salle à l’invitation de la Biennale des arts de la scène en Méditerranée. Troisième du nom, impliquant une (quasi) quinzaine de lieux artistiques de Montpellier et sa région en cet automne 2025. Poids accablant du hors-champ. Qu’est-ce que l’art vient acter, en ses ilôts, quand le flot des infos et infox en continu paraît tout submerger, menaçant d’un naufrage du sens ?

 

Yes Daddy, du Palestinien Bashar Murkus. Crédit Photo Khulood Basel

Les spectateur.ices de la première soirée de cette biennale ont éprouvé une formidable surprise, en écho à cette question. Au Théâtre des Treize Vents était programmée la pièce Yes Daddy, du Palestinien Bashar Murkus. Déjà voici deux ans (précédente biennale), sa pièce Milk avait déjoué les attentes, avec son théâtre sans texte, qui déménageait une grande chorégraphie plasticienne, toute contemporaine. Voici que Yes Daddy redouble dans cette surprise des attentes. Au premier coup d’œil en effet, tout paraît au contraire désuet, périmé, dans la forme théâtrale de Yes Daddy. L’inverse de Milk. Décor et mode narratif convenus, éculés, quoique au prétexte insolite : un vieillard a fait appel à un jeune homme, professionnel des services sexuels. Or il n’en a plus aucun souvenir au moment où ce visiteur tarifé se présente à son pauvre domicile de veuf esseulé. Se déclenche un théâtre des quiproquos, qui pourrait rappeler du Feydeau.

Mais à la faveur de cet alzeimher dramaturgique, ce sont toutes les assignations de genre, d’âge, de filiation et de situation sociale qui se voient peu à peu ébranlées. Le confort narratif se dérobe sous les pieds. Le trouble en vient à tout submerger. Tous les rôles s’échangent. Qui fait l’homme ? Qui fait la femme ? Et le père ? Et le fils ? Et réciproquement ? Et la défunte ? Et si c’était la mère ? Ces glissements incessants sont ceux de l’interprétation théâtrale, art du faux par excellence. Tout autant ils s’enlacent sur la compréhension bien contemporaine de ce que sont les rôles quotidiens de tout un chacun.e, socialement et culturellement produits ; dès lors disposés à leur déconstruction.

Ainsi Yes Daddy se fait étourdissant. Presque allègre ; d’un vrai toupet de liberté. Du reste, soulignons les performances d’acteur, peu banales jusque dans leur corps à corps. On se réjouit que des artistes palestiniens défient la condamnation qui consisterait à ne s’autoriser que les sujets de la colonisation, l’occupation, l’apartheid et la guerre. D’autant que dans le chaos mémoriel ainsi provoqué par Yes Daddy, tout comme dans la démolition et reconstruction du décor sur scène, se dégage la transversale de l’héritage d’une société. Que transmet-on entre générations ? À quel rôle la Palestine, démantelée, dépossédée et outragée, peut-elle prétendre dans ce partage ?

 

"Silence ça tourne" Biennale des Arts de la Méditerranée le 14 novembre, à La Passerelle à Sète crédit photo Danish Saroee
« Silence ça tourne » le 14 novembre, à La Passerelle à Sète. Crédit photo Danish Saroee

Cette même soirée avait d’abord débuté par une autre pièce, au Théâtre de La Vignette : Silence, ça tourne. Non moins percutante. Plus austère. Elle est intégralement baignée dans le réel. La comédienne et metteuse en scène libanaise Chrystèle Khodr donne à revivre le siège et les massacres du camp de réfugiés palestiniens de Tel Al-Zaatar en 1976 à Beyrouth. Elle le fait en s’attachant au destin particulier d’une infirmière suédoise, qui y œuvrait et y survécut, meurtrie de plein fouet.

La grande force de Silence, on tourne est celle de la mise à distance, qui déjoue les pièges (im)médiatiques. La pièce orchestre un entrelac d’apports archivistiques, enregistrements d’époques, témoignages ensuite recueillis, narration en seconde main par la comédienne seule en scène. La scénographie semble évoquer le volume précaire d’un abri de camp, tout encombré de brassées de bandes magnétiques de magnétophone, avec l’apparence d’un or pauvre.

Il est jusqu’à la surabondance des sous-titres, pour provoquer un effet paradoxal de submersion de la matière historique, mais aussi de création d’un vide mental quand la lecture à l’écran dispute l’action au plateau. Car Silence, on tourne ne cède à aucune facilité d’un récit qui serait juste héroïque, ni pathétique. Silence, on tourne orchestre un matériaux réflexif complexe. En découle sobrement une prolongation de l’histoire, un demi-siècle après les faits. Le plus saisissant est alors la perception du contexte : Eva Ståhl, infirmière suédoise, n’était pas une humanitaire des temps actuels, mais une militante communiste internationaliste, à une époque où l’espérance palestinienne faisait écho à un soulèvement révolutionnaire planétaire des peuples en quête d’émancipation. Vietnam en tête.

C’est cela qui s’entend de bout en bout dans Silence, on tourne, quand il était question d’oppresseurs et d’opprimés, d’impérialisme et de résistance, sans qu’une question communautaire, ou religieuse, ou néo-libérale généralisée, aient alors pris le dessus. Force de l’histoire.

 

Le lendemain vendredi, on se demandait dans quelle Méditerranée on a fini par accepter de vivre, en parcourant les kilomètres de giratoires et d’inquiétantes rues aveugles, bordées de hauts murs de villas devenues mini-bunkers. On parle ici de Villeneuve-les-Maguelone, qui fut un drôle de village communiste de la banlieue montpelliéraine, à l’époque où le style méditerranéen se contentait de bordures en murets, petites grilles et vagues haies. Au cœur de l’actuel désastre urbanistique pavillonnaire, on parvient enfin dans la ruche, juste humaine, bruissante et joyeuse, du théâtre Bérenger de Fredol, d’ailleurs héritier de cette époque perdue.

 

Et tout est rentré dans le désordre Photo © Alban Le Goff

L’équipe montpelliéraine de Julie Benegmos et Marion Coutarel y présente Et tout est rentré dans le désordre. Cette pièce dresse un inventaire actualisé des rites funéraires. C’est bien intelligent, en examinant ce que les cimetières, leurs usages — également leur marché — dit de l’état plus général des rapports sociaux. Le rite est une maîtrise sociale du grand désordre ultime de la mort. Si bien que la pièce n’a rien de tragique en fait. On a tout de même fini par regretter que le texte s’obstine à rester tout prosaïque, quand par contraste il s’accorde quelques rares embrasements de densité poétique. En fait c’est au plateau tout entier, et sa magnifique orchestration plasticienne, lumineuse, qu’est transférée la portée onirique. Assez splendide. Mais alors celle-ci est contrariée par l’ignorance de toute dimension chorégraphique dans les allers et venues incessantes sur le plateau, dénués de conscience de la présence. C’est frustrant, au moment de parler de rites.

Cette pièce est intègre, sagace, bien conduite. Elle laisse néanmoins avec le trouble que tout y rentre dans un certain ordre : celui d’un propos bien aimable, assez malin, disons satisfait, typiquement occidental, par contraste avec les vacarmes venus d’ailleurs, que charrie donc la Biennale.

Or dès le lendemain samedi, la même Marion Coutarel, avec tout le collectif féministe Magdalena, vivifiait un abécédaire de la Méditerranée, perçue depuis Montpellier, comme une grande constellation de branchements, de plans de consistance et d’immanence, soulevé de lignes de fuite. Tout un rhizome annoncé par un texte visionnaire de Paul Preciado pour qui « Méditerranée, c’est le ciel qui semble le même pour tout le monde, mais qui ne l’est pas ». Méditerranée comme un multiple en mouvement, un chahut de pressions et de contradictions.

Dans l’intimité d’un public rapproché (belle salle de l’école des Beaux-Arts, avec sa baie immense sur la rue), toute une mosaïque d’impromptus, extraits, apports savants, chants partagés, a permis aussi bien de songer que le problème de l’eau est une question du genre (ce sont les femmes qui en ont la charge partout où ça ne coule pas du robinet, quand encore la lessive et la vaisselle restent à faire). Ou bien encore on se cogne à la violence systémique des rapports d’exploitations post-coloniaux, sexistes et racistes, dont pâtit le prolétariat agricole au bord de nos villes du Midi. Cet après-midi réunit un public certes tout urbain, petit-bourgeois et arty. Mais intensément connecté aux tensions du monde. C’est tout un certain Montpellier. Bienvenu.

 

Boujloud L’homme aux peaux. Crédit photo HeleneHarder

Cinquième escale de ce week-end d’intensités. Là encore une chambrée intime (cinquante spectateur.ices dans une cabane du parc du Domaine d’O) pour un théâtre bouleversant du corps. L’artiste marocaine Kenza Berrada déchire sa présence dans un récit insolemment donné sur un ton de banalité teintée de naïveté enfantine. C’est la pièce Bouljoud (l’homme aux peaux). Elle affronte le récit de l’inceste institué dans une société où s’admet de marier des filles à peine pubères à des hommes non choisis. De quoi fouetter, dans son approche occidentale, la problématique féministe du consentement.

Cette pièce intensément organique agite la grande figure du Bouljoud traditionnel marocain : de jeunes hommes s’y font animaux sous leurs peaux de bêtes, pour mimer dans les rues le harcèlement des jeunes filles effarouchées. À cette évocation, on songeait à nos fêtes de l’ours, des Pyrénées-orientales proches, toutes folklorisées et devenues patrimoine immatériel de l’Unesco, où de jeunes Catalans de pleine culture rugbystique viriliste le cèdent aux mêmes (en)jeux.

Troublants, dans le genre. N’est-il pas ?

Gérard Mayen

 

La 3e Biennale des arts de la scène en Méditerranée se poursuit jusqu’au 22 novembre (plus de vingt spectacles au total, dont de nombreuses créations ou premières en France).

 

 

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