Alors que le Cinemed revendique une programmation fondée sur l’indépendance artistique, le film La voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania, présenté en compétition officielle, amène à regarder l’horreur en face. Inspiré de l’appel réel d’une fillette piégée sous les tirs israéliens à Gaza, le film transcende la polémique pour devenir un acte de mémoire. Une œuvre coup de poing qui rappelle que si le cinéma n’a pas vocation à faire de politique, il est parfois impossible de dissocier l’art de la réalité.


 

« Nous sommes une manifestation cinématographique, basée sur la sélection d’œuvres artistiques. Notre ambition est artistique », a répondu le directeur du Cinemed Christophe Leparc à une journaliste de Radio Aviva qui l’interpellait sur les propos tenus par une réalisatrice palestinienne lors de l’édition précédente. Cette réponse soutenue par le maire de Montpellier — pour qui le financement d’une manifestation culturelle suppose l’indépendance de la programmation et la liberté de création — invitait à mettre entre parenthèses les approches qui se désintéressent du cinéma en tant que tel, n’y voyant qu’un support de débat politique ou polémique, pour appréhender le cinéma en lui-même.

Si un festival de cinéma n’a pas vocation à se positionner politiquement mais à véhiculer l’expression de l’art cinématographique, les œuvres elles, prennent des dimensions à la fois politiques et sociales, portant parfois une force de changement. Comment le Cinemed, devenu, comme le souligne le président du CNC, Gaëtan Bruel, « un acteur structurant de tout le bassin méditerranéen », aurait-il pu lors de cette 47ᵉ édition ignorer l’impact inguérissable sur la conscience mondiale du massacre des Gazaouis ?

En sélection officielle de la compétition longs métrages, Kaouther Ben Hania inscrit avec La voix de Hind Rajab1 un des premiers témoignages majeurs de ce drame dans l’histoire du cinéma. Le film tourné entre juillet et novembre 2024 répond à l’urgence, plongeant le spectateur dans la réalité de la violence d’une guerre hors norme. Le 29 janvier 2024, les bénévoles du Croissant-Rouge reçoivent l’appel d’une fillette de six ans piégée dans une voiture. Seule survivante, elle se cache avec pour seule compagnie les chars de Tsahal qui tournent et les corps ensanglantés des membres de sa famille qui ont tous succombé sous les tirs de l’armée israélienne. Hind Rajab implore qu’on vienne la secourir. L’appel se prolonge durant 3h30, le temps que l’équipe du Croissant-Rouge parvienne à obtenir l’autorisation de l’armée pour tenter de sécuriser le parcours de leur ambulance.

 

Un huis clos saisissant
Kaouther Ben Hania. Crédit photo altermidi

« J’aurais aimé ne pas sentir le besoin de faire ce film », confie Kaouther Ben Hania qui a documenté son œuvre à partir des enregistrements téléphoniques réels d’Him Rajab.  « J’ai appelé sa mère qui n’était pas dans la voiture, et qui m’a donné l’autorisation de récupérer les enregistrements auprès du Croissant Rouge basé en Cisjordanie. La première écoute a été l’écoute la plus dure de ma vie. J’avais l’impression qu’elle s’adressait à moi. Que peut faire un film quand un enfant vous demande de la sauver… J’avais un grand sentiment d’impuissance. Depuis j’ai pris du recul. Je pense que ce drame a une portée qui dépasse la dimension individuelle… En même temps, on a tellement réduit les vies des Gazaouis à de simples nombres2. Oui, j’ai pris du recul avec la situation mais pas avec la voix d’Him Rajab qui produit à chaque écoute la même charge émotionnelle. »

L’intrigue du film de Kaouther Ben Hania se déroule entre quatre bénévoles dans l’espace réduit de la cellule du Croissant-Rouge qui reçoit les appels d’urgence et coordonne les secours depuis la Cisjordanie. « Le film est presque une reconstitution. Les comédiens se sont imprégnés du cadre et de l’espace professionnel de l’équipe. Ils ont beaucoup discuté avec les protagonistes impliqués dans le drame. Il y a d’ailleurs des ressemblances qui apparaissent dans leurs traits de caractère. On reçoit tant d’images de Gaza qu’on devient insensible. Je souhaitais restituer le contexte. Le cinéma nous permet de nous y plonger. »

L’économie de décors et de personnages donne lieu à un huis clos saisissant. On suit la restitution raccourcie des 3h30 de conversation entre la petite fille et la cellule de soutien sans décrocher, dans un déroulement ponctué d’espoir et de désespoir. Le compte à rebours qui tourne fait monter l’anxiété dans un climat qui oscille entre fatalisme et révolte. À partir des enregistrements téléphoniques, matière première qui nous relie à l’existence de l’enfant menacé, Ben Hania met en place une mécanique redoutable d’efficacité en alliant la fiction et la réalité brute. On entend les tirs et le déplacement des chars, sans jamais voir l’agresseur — « l’occupation et la machinerie n’ont pas de visage », s’horrifie la réalisatrice —, mais l’on est transi d’effroi.

 

Cinéma outil du soft power

Dans ce conflit sans journalistes, les citoyens ont été en proie à une intense guerre de la propagande. Après l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre, la violence des représailles sans limite du gouvernement israélien sur le peuple gazaoui a fini par faire douter l’opinion publique sur la nature de l’intervention militaire israélienne, comme le montre le revirement tardif des grands médias3.

Face à l’absence de consensus et aux intérêts en jeu autour du conflit, le silence de la communauté internationale s’est doublé d’une relative passivité du monde du cinéma qui n’est pas sans rappeler l’embarras des cinéastes hollywoodiens durant la guerre du Vietnam. Avec La voix de Hind Rajab, Kaouther Ben Hania rejoint l’héritage d’un cinéma qui n’a pas peur de regarder la réalité en face, comme a pu le faire Martin Scorsese en 1976 avec Taxi Driver en pointant la difficulté des vétérans du Vietnam à réintégrer la société. À l’époque, l’opinion publique mondiale jugeait la guerre injuste, et l’incompréhension autour de l’intervention au Vietnam a provoqué une méfiance à l’encontre des institutions.

S’il n’a pas vocation à supporter les débats politiques, le cinéma est assurément un élément du soft power4. Aujourd’hui il apparaît clairement que nous n’en avons pas fini avec le traumatisme que génère l’entreprise génocidaire à Gaza pour la conscience politique et éthique du XXIᵉ siècle. Kaouther Ben Hania inscrit avec La voix de Hind Rajab, une contribution cinématographique de référence sur cette tragédie.

Jean-Marie Dinh

Notes:

  1. The Voice of Hind Rajab a reçu le Lion d’argent à La 82e Mostra de Venise
  2. Témoignage de Marsel à propos de la notion de nombre, recueilli par Brigitte Challande  auprès d’un correspondant de l’UJFP à Gaza en février 2025. Marsel : Quand le nombre devient un rêve « Le génocide qui nous engloutit ne s’exprime pas en chiffres apparents. Des milliers d’autres sont portés disparus, loin des yeux du monde, l’occupation a tué leur vie et fait fondre leurs souvenirs après avoir dissous leurs corps. Dans le passé, nous criions que nous ne sommes pas des numéros, mais aujourd’hui, même cet appel semble vide de sens, car devenir un numéro est devenu un rêve et avoir une tombe est un luxe difficile à obtenir. »
  3. « À partir du mois de mai 2025, à mesure que certains gouvernements occidentaux et l’Union européenne adoptaient un positionnement plus critique à l’égard d’Israël, certains grands médias ont accordé une attention croissante à la population palestinienne…. tout en continuant de servir de haut-parleur à la propagande israélienne. D’autres maintiennent une ligne jusqu’au-boutiste, totalement alignée sur l’extrême droite israélienne (et française) », observe Acrimed.
  4. soft power : « manière douce » ou « pouvoir de convaincre basé notamment sur la culture », théorisé par Joseph Nye.
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.