Alors que plus de 60 conflits secouent le globe, la « Semaine de la Paix »1 à Montpellier offre un espace de réflexion critique sur les logiques de guerre contemporaines et le rôle des citoyen.ne.s dans la quête de véritables projets de paix. Lors d’une conférence à l’Université Saint-Charles, l’historienne Sophie Bessis et le juriste Logan Girard ont analysé les guerres en Ukraine, en Palestine et au Soudan. Au cœur des échanges : la centralité des victimes civiles, les logiques géopolitiques de domination, les aveuglements sélectifs de la communauté internationale. Une discussion percutante sur la manière dont la guerre continue de nourrir des intérêts stratégiques et financiers, au mépris des droits humains.
Différences de traitements des conflits armés par la communauté internationale

Selon Sophie Bessis, le conflit en Ukraine s’apparente à une guerre de conquête, dans laquelle la Russie tente de reprendre le contrôle d’anciens territoires soviétiques. Cette situation a entraîné une forte mobilisation de la communauté internationale : l’Union européenne et les États-Unis ont grandement financé la guerre pendant trois ans, jusqu’au retour de Donald Trump à la présidence. En 2023, Vladimir Poutine a été officiellement inculpé par la Cour pénale internationale.
L’indignation n’a pas été au rendez-vous pour la Palestine, souligne-t-elle, bien qu’il s’agisse d’une guerre génocidaire extrêmement meurtrière d’un point de vue civil. Aujourd’hui, après deux ans de guerre, il ne reste quasiment rien de Gaza. Près de 64 000 morts directs ont été recensés, un chiffre pouvant être démultiplié si nous ajoutons les disparus, les victimes de famine ou les corps ensevelis sous les décombres. Pour Sophie Bessis, Israël mène également une guerre de conquête et cherche à rendre impossible la création d’un État de Palestine. Si Joe Biden a soutenu Israël, Donald Trump a laissé s’étendre les opérations militaires au Liban, à la Syrie, au Yémen, en Iran et au Qatar. Les évangélistes font partie de son électorat, influents et fidèles. Leur vision selon laquelle le retour du Christ dépend du rassemblement des Juifs en Terre Sainte alimente un soutien politique inconditionnel à Israël. En Europe, nous avons constaté des réactions étatiques mais peu de sanctions. L’État de Palestine a été reconnu en 2024 par l’Espagne, la Slovénie, l’Irlande, la Norvège, et très récemment le Royaume-Unis, la France, l’Australie, le Canada, la Belgique, le Portugal, le Luxembourg, Andorre, Malte et Monaco ont rejoint cette reconnaissance symbolique. Une question reste non élucidée : même si la Palestine est considérée comme un État, sur quel territoire son peuple peut-il vivre ? Selon Sophie Bessis, Israël est perçu par l’Occident comme l’avant-poste de ses intérêts au Moyen-Orient, dans un monde arabo-musulman jugé menaçant. Cette position stratégique, en demeurant la seule puissance nucléaire au Moyen-Orient, expliquerait l’impunité dont bénéficie l’État hébreu malgré la nature néofasciste de son gouvernement d’extrême droite. En ce sens, protéger Israël reviendrait à protéger l’Occident. Un autre facteur tient à la culpabilité historique de l’Europe dans la Shoah. Le peuple palestinien « paye le judéocide commis par les nazis ». Le drame est « d’être la victime de la victime » résume-t-elle. Elle souligne également la fracture géopolitique actuelle puisque le Sud-global condamne Israël et adopte une position de neutralité vis-à-vis de l’Ukraine. Par ailleurs, l’extrême droite est aux portes du pouvoir ou déjà en place partout dans le monde et leur idéologie est en accord avec Israël.
Enfin, au Soudan, une guerre génocidaire fait rage depuis deux ans, causant plus de 17 000 morts civils. Pourtant, elle reste largement ignorée par la communauté internationale, souvent reléguée au rang de « conflit local sans incidences globales ». Selon Sophie Bessis, cette indifférence reflète une hiérarchie raciste dans la perception des vies humaines : « Le silence face aux morts soudanaises revient à admettre qu’ils peuvent mourir sans que cela ne nous concerne. » En Ukraine et en Palestine, développe-t-elle, l’intérêt international s’explique aussi par la crainte d’une escalade vers un conflit mondial impliquant des puissances nucléaires. Ce n’est pas la souffrance humaine qui mobilise, mais la peur de ses conséquences géostratégiques.
Finalement, Sophie Bessis estime que ces trois conflits, dans leur diversité, témoignent tous de l’effondrement des valeurs de démocratie et de droits humains. Les discours occidentaux en boucle fermée ont perdu toute crédibilité à échelle mondiale.
De l’impact réel des guerres sur les victimes civiles

Logan Girard commence par déconstruire l’idée reçue que la guerre serait avant tout une affaire de militaires, là où les statistiques montrent que ce sont majoritairement les civils qui en paient le prix. Il rappelle que ce n’est que dans la Convention de Genève de 1949 que la protection des civils a été établie dans le droit international humanitaire. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, selon l’ONU 70 à 80 % des victimes de conflits sont des civils. Cette tendance s’explique notamment par l’évolution des techniques de guerre où les bombardements massifs visent souvent des zones densément peuplées. De plus, ces chiffres sont généralement sous-estimés en excluant les personnes portées disparues. En 2024, on comptabilisait officiellement 50 000 morts dans les conflits, mais aussi 57 000 disparus à travers le monde. Parmi eux, 10 000 seraient des Palestiniens. Et ces chiffres ne reflètent pas l’ensemble des violences subies : ils ne comptabilisent ni les blessés, ni les torturés, ni les personnes victimes de détention arbitraire, de viols ou de violences sexuelles, ni les cas d’esclavage moderne. Les traumatismes sont profonds et durables. Quand bien même nous arriverions à les chiffrer, ces nombres sont des douleurs qu’on ne peut imaginer.
Les déplacements de civils sont un autre aspect majeur. 1,9 million de personnes ont été déplacées dans la bande de Gaza. Ces déplacements massifs exposent les populations à des risques accrus : violences, précarité extrême, surpopulation, maladies. L’un des impacts les plus durables des conflits est la destruction des infrastructures civiles. À Gaza, 70 % des infrastructures tous secteurs confondus sont détruites ou gravement endommagées : réservoirs d’eau, hôpitaux, écoles, logements, systèmes de transport. En Ukraine, plus de 300 attaques ont ciblé des installations électriques, privant des millions de civils de chauffage, d’électricité, de télécommunications, ou encore de réfrigération. À cela s’ajoute la destruction des terres. 90 % de la population à Gaza est en insécurité alimentaire maximale. Au Soudan, ce sont 22 millions de mètres carrés de terres agricoles qui ont été rendus inutilisables. Les plus vulnérables sont les premiers oubliés : personnes en situation de handicap, dépendantes de traitements médicaux ou de suivi obstétrical. Les enfants paient aussi un lourd tribut : en plus d’être privés d’éducation, ils sont parfois directement visés. En Ukraine, 20 000 enfants ont été enlevés par la Russie depuis le début de la guerre. Autre fait marquant : certaines professions sont délibérément ciblées : médecins, enseignants, personnels humanitaires, journalistes… 220 journalistes ont été assassinés à Gaza. Si les acteurs essentiels à la vie civile deviennent des cibles dans les zones de guerre, ce n’est pas un hasard, mais une stratégie, précise Logan Girard : « C’est le cœur même de la tragédie contemporaine. » Le juriste conclut sur un constat glaçant : les conflits actuels utilisent délibérément la terreur comme arme contre les civils. L’objectif n’est plus seulement militaire, mais psychologique pour briser le moral. Pourtant, rappelle-t-il, protéger les civils n’est pas seulement une exigence juridique, c’est un impératif moral et humain.
Réactions du public
Le tableau dressé lors de ces interventions a suscité un débat animé dont le compte rendu témoigne des préoccupations de la société civile.
Propos du public : « Lors d’une manifestation de soutien à la Palestine, j’ai été interpellé par un passant qui m’a demandé si j’étais raciste, car je ne me mobilisais pas pour la guerre en République démocratique du Congo. »
Sophie Bessis : « La guerre en RDC est l’une des plus meurtrières de notre époque, avec environ 10 millions de morts depuis 1996. Les pays occidentaux y sont impliqués, notamment à travers l’exploitation des minerais rares. Et pourtant, cette guerre reste largement ignorée. »
Propos du public : « Dire que la guerre en Ukraine est une guerre de conquête, n’est-ce pas négliger le rôle du Donbass, de la Crimée, et de l’OTAN ? »
Sophie Bessis : « Je ne partage pas cette opinion. »
Propos du public : « Pourquoi la guerre en Ukraine dure-t-elle encore ? »
Sophie Bessis : « C’est une guerre mangeuse d’hommes (même si les pertes sont plus militaires que civiles) où l’armée russe est supérieure à celle ukrainienne. Ni les États-Unis, ni l’Europe ne veut être belligérant de l’Ukraine. »
Propos du public : « Faut-il s’inquiéter des propos de notre président qui demande aux hôpitaux de se préparer à accueillir les blessés de guerre ? »
Sophie Bessis : « Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle course à l’armement qui concerne non seulement les États-Unis et la Chine, mais aussi l’Inde, l’Arabie saoudite, le Brésil et d’autres puissances. La Chine est en passe de devenir la première puissance économique et militaire. En Europe, la peur de l’expansion russe s’exprime fortement, alors même que la Russie est un pays en déclin démographique. »
Propos du public : « Est-ce que la société civile a vraiment un pouvoir sur les décisions de l’État ? »
Logan Girard : « Absolument. Les citoyen·ne·s ont un rôle clé, notamment dans la documentation des crimes de guerre : recueil de témoignages, recensement des victimes, analyses de vidéos diffusées sur les réseaux pour identifier des responsables, etc. »
Sophie Bessis : « La pression de la société civile permet certaines reconnaissances de l’État, même si parfois cela ne marche pas. C’est pourquoi la Russie, par exemple, frappe en premier les organisateurs de la société civile. »
Propos du public : « Je suis écœurée par les profits réalisés par les marchands d’armes, alors qu’ils alimentent les conflits. »
Sophie Bessis : « Les guerres servent de terrain d’expérimentation pour les industriels de l’armement qui testent leurs nouvelles technologies sur des populations et des territoires réels. La guerre est inhérente au fonctionnement de l’espèce humaine. Bien que je me questionne s’il s’agit d’humanité ou d’hommes. »
Logan Girard : « Notre système économique capitaliste repose sur la guerre. N’oublions pas que la France est le deuxième exportateur d’armes au monde, après les États-Unis. »
Propos du public : « On investit des milliards dans le militaire, alors qu’on manque de moyens pour le social, l’éducation ou l’environnement. »
Logan Girard : « Il y a effectivement une somme colossale investie et très peu débattue dans les médias ou l’espace public. »
Propos du public : « Peut-on faire un parallèle entre les nouvelles technologies d’armement utilisées dans les conflits extérieurs et celles utilisées par les forces de l’ordre sur le territoire, comme les drones ou la surveillance lors des manifestations ? »
Logan Girard : « Oui, ces technologies sont développées dans les guerres mais aussi dans des contextes de “sécurité intérieure” ».
Sophie Bessis : « Aujourd’hui, Israël mène une guerre en usant de l’intelligence artificielle. L’humanité, elle, a parfois une conscience. »
Sapho Dinh
Clôture de la Semaine de la paix
Le 26 septembre la « Semaine de la Paix » se termine à Montpellier à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination totale des armes nucléaires :
- Place Plan Cabanes, de 15h à 17h54, Nourdine Bara (auteur et organisateur de manifestations inclusives) et la Charte UNESCO Complexité Edgar Morin, organisent une agora littéraire.
- Parc Clémenceau, de 15h à 19h30, auront lieu des animations d’associations de solidarité, des témoignages retour des 80 ans d’Hiroshima et de Nagasaki, et une conférence débat sur le désarmement nucléaire avec Didier Latorre (représentant de Arrêt du nucléaire 34).
À partir de 19h30, un concert pour la paix.
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Notes:
- Composition du Collectif « Semaine de la Paix » : Comité de Montpellier du Mouvement de la Paix, Maires pour la Paix France, Ligue des Droits de l’Homme Montpellier (LDH), Association France Palestine Solidarité (AFPS 34), Arrêt du Nucléaire 34 (AND 34), Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), le Centre de documentation tiers monde (CDTM), Fédération syndicale unitaire (FSU), CGT retraité.es, Rencontres Marx, La Carmagnole, Cinéma Utopia Montpellier, Nestor Burma, association Odette Louise.