Un projet colonial sophistiqué

 


Dans le rapport du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) du 5 juin, les chiffres sont tous hallucinants, il faut retenir particulièrement que 83 % du territoire de Gaza est aujourd’hui soit devenu une zone militaire israélienne, soit est frappé d’ordre de déplacement. Une évaluation géospatiale réalisée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Centre des Nations Unies pour les satellites (UNOSAT)1 a révélé que moins de 5 % de la superficie des terres cultivées de la bande de Gaza restait disponible pour la culture.


 

« Le monde observe, jour après jour, des scènes horrifiantes de Palestiniens blessés ou tués à Gaza alors qu’ils essaient simplement de manger. Les équipes médicales d’urgence ont confirmé le traitement de centaines de cas de polytraumatisme. Rien qu’hier, le 4 Juin, des dizaines de personnes ont été déclarées mortes dans des hôpitaux après que les forces israéliennes eurent déclaré avoir ouvert le feu. C’est le résultat d’une série de choix délibérés qui ont systématiquement privé 2 millions de personnes de l’essentiel dont elles ont besoin pour survivre. » Déclaration de Tom Fletcher, responsable de l’OCHA.

Ces informations obtenues dans le rapport hebdomadaire du 5 Juin délivré par l’OCHA permettent de confirmer un texte d’analyse d’Abu Amir, envoyé le 5 Juin, qui souligne et décortique précisément à quel point Israël développe un projet colonial sophistiqué, qui repose sur le démantèlement de la société de l’intérieur plutôt que sur son occupation directe pour une désintégration interne et une élimination délibérée de l’identité nationale palestinienne.

 

Texte d’Abu Amir :

«  Le recours apparent aux bombardements et à la destruction est évident, mais l’objectif sous-jacent est de remodeler la conscience et l’identité de la société palestinienne au service du projet d’occupation à long terme.

La destruction des institutions, un pilier de l’identité politique

Les institutions ne se contentent pas d’exprimer une fonction administrative ou réglementaire ; elles incarnent essentiellement la volonté du peuple et sa capacité à organiser ses affaires et à gérer sa société. Elles sont un dépositaire de légitimité, une source de représentation et un mécanisme garantissant la souveraineté sur la prise de décision publique. Frapper ces institutions n’était pas un effet secondaire ou un dommage accidentel, mais plutôt une stratégie délibérée visant à vider la société de ses outils organisationnels et à perturber sa structure politique de l’intérieur.

À Gaza, les frappes militaires israéliennes ont ciblé de nombreuses installations vitales directement liées à la gouvernance locale, telles que les ministères de tutelle (Intérieur, Collectivités locales, Affaires sociales), les centres d’enregistrement de la population, les municipalités et les conseils législatifs et municipaux. De plus, les bureaux des syndicats professionnels et des médias, porte-parole de la rue et source de sensibilisation du public, ont été détruits. Les attaques ont également visé les sièges organisationnels des factions, qui jouent un rôle politique et organisationnel essentiel dans la vie publique.

Ce type de destruction prive non seulement les populations de leurs institutions, mais les prive également de leur sentiment d’appartenance politique et de leur capacité à se représenter, brisant ainsi l’infrastructure du leadership communautaire. À chaque coup porté, un appareil administratif est désorganisé, un registre d’état civil est perdu et une entité qui contribuait autrefois à organiser la vie de milliers de citoyens est paralysée. Cibler ces institutions en temps de guerre, aggravé par la difficulté de les réparer ou de les reconstruire ultérieurement en raison du blocus et du manque de financement, conduit à l’accumulation du chaos administratif et à un vide politique. Cela ouvre la voie à la désintégration de l’autorité locale et impose des alternatives officieuses qui peuvent être exploitées pour affaiblir la structure de gouvernance ou déformer son rôle. Par conséquent, la société devient plus fragile, moins capable de résistance et plus susceptible de se diviser — précisément ce que l’occupation cherche à réaliser dans le cadre de son projet plus vaste d’anéantissement de l’identité nationale palestinienne.

Élimination des élites et ciblage des figures emblématiques de la communauté

Au cours des différentes vagues d’agression, l’occupation s’est attachée à éliminer des personnalités influentes dans les domaines de l’éducation, des médias, de la médecine, du leadership communautaire et de la pensée politique. D’éminents professeurs d’université, des penseurs politiques, des journalistes influents et des professionnels bénéficiant d’un soutien populaire et capables de mobiliser et d’orienter ont été assassinés ou pris pour cible. Ces élites n’étaient pas de simples professionnels ; elles étaient de véritables symboles incarnant un projet intellectuel national, transmettant les valeurs nationales aux générations futures et œuvrant à façonner la position palestinienne sur des questions cruciales. Cette purge systématique a vidé la sphère publique de nombreux dirigeants capables d’unifier l’opinion, d’analyser la réalité et de conduire le changement. Cela a créé un vide dans les cadres politiques et intellectuels et créé une confusion publique, surtout en temps de crise. L’absence de ces figures a également affaibli la capacité de la société à produire des alternatives intellectuelles et organisationnelles efficaces, a diminué la qualité du débat public et a contribué à la fragmentation d’un discours national unifié. Cela a rendu la société plus vulnérable à la pénétration et moins préparée à affronter de futurs projets liquidateurs.

Propagation du chaos et de l’insécurité intérieure

Cette stratégie vise à démanteler la structure de résistance sociale sans recourir à l’occupation directe ni à la confrontation militaire traditionnelle. En ciblant systématiquement les forces de sécurité, les commissariats de police et les structures organisationnelles chargées du maintien de l’ordre public, l’espace intérieur est vidé de ses outils de contrôle et de stabilité, créant un état constant d’anxiété et d’incertitude dans la vie quotidienne des habitants. Cette politique crée non seulement un vide sécuritaire, mais sape également la confiance de la société dans sa capacité à se protéger et à organiser ses affaires, favorisant un repli sur soi individuel et une diminution du sentiment d’appartenance communautaire.

Parallèlement, l’occupation étouffe les conditions économiques et de vie par un blocus prolongé, la fermeture des points de passage et l’interdiction de l’entrée de biens essentiels et d’emplois. Cela a entraîné des taux de chômage et de pauvreté sans précédent, en particulier chez les jeunes, pourtant la force vive de toute société. Sans perspectives ni alternatives, nombre de ces jeunes se retrouvent vulnérables à l’exploitation et sombrent dans diverses formes de déviance ou de troubles comportementaux et sociaux, que ce soit en se livrant à des activités illégales, en rejoignant des entités extérieures à l’État ou à des factions, ou même en s’impliquant dans des réseaux suspects aux visées destructrices… Cet environnement a directement servi les objectifs de l’occupation, car celle-ci n’a alors plus besoin d’occuper militairement le territoire tant que le chaos s’est emparé de la population et l’a privée de stabilité, d’ordre et de confiance mutuelle.

Désintégration du tissu social et fragilisation de l’esprit collectif

Depuis des décennies, le tissu social à Gaza est l’un des piliers de la résistance face à l’occupation. La société gazaouie se caractérise par une forte cohésion interne, une solidarité familiale et sociale, ainsi qu’un esprit collectif particulièrement marqué en période de crise. Des années de blocus et d’agressions répétées ont affecté la structure des relations sociales, tandis que les systèmes de solidarité se sont progressivement érodés, affaiblissant la capacité des familles et des liens communautaires à remplir leurs fonctions traditionnelles de secours, de soutien et de participation. Cela a engendré des sentiments d’impuissance, d’isolement et de repli sur soi.

Parmi les déplacés, les camps temporaires et les zones densément peuplées créés par les déplacements internes, des pratiques individuelles ont commencé à émerger, caractérisées par l’auto-survie et la compétition pour des ressources et des services limités, au détriment de l’action et de la réflexion collectives. Les interactions entre individus ne reposent plus sur des principes ou des valeurs. Elles sont souvent devenues des interactions forcées et égoïstes, dictées par la nécessité et alimentées par la souffrance.

L’occupation a contribué à enraciner cette réalité par des politiques de famine et de punition collective, qui ont privé des milliers de familles de leurs besoins fondamentaux et contraint nombre d’entre elles à recourir à des méthodes coercitives ou immorales pour survivre… On peut affirmer que l’occupation a largement réussi à exacerber la structure psychologique et sociale de la société gazaouie en remodelant les valeurs et en détournant les comportements publics de l’esprit collectif, lequel a longtemps constitué un rempart inexpugnable contre les tentatives d’infiltration et de désintégration.

Aujourd’hui, la création d’un profond vide politique et social n’est pas seulement une manifestation de faiblesse ; il représente également un environnement fertile que des forces extérieures peuvent exploiter pour mettre en œuvre des projets politiques coercitifs qui ne reflètent pas les aspirations du peuple palestinien et ne reposent pas sur sa légitimité nationale. À mesure que la capacité de la société à produire ses dirigeants naturels ou à soutenir ses institutions représentatives décline, des voies alternatives imposées de l’extérieur se multiplient. Elles sont présentées comme des solutions de sauvetage humanitaire, alors qu’il s’agit en réalité de projets de liquidation politique déguisés en actions humanitaires ou de secours.

Cela transparaît dans les propositions récurrentes évoquant une “solution humanitaire pour Gaza” ou une “séparation de la bande de Gaza du projet national”. Ces idées trouvent leur origine dans un état d’effondrement total et dans la lassitude des citoyens face à l’attente et à la lutte quotidienne pour la survie. Dans un tel contexte, la mise en œuvre de scénarios tels que la relocalisation massive ou l’imposition d’une autonomie administrative dépouillée de pouvoirs et de souveraineté devient possible, surtout en l’absence d’un organe politique global et efficace exprimant la volonté du peuple et disposant des outils nécessaires au rejet et à la confrontation.

Transformer Gaza en une entité fragile, géographiquement et politiquement isolée de la Cisjordanie et de Jérusalem, et administrativement subordonnée aux puissances régionales ou internationales, représente non seulement un danger pour les habitants de la bande de Gaza, mais aussi une menace directe pour l’ensemble du projet national palestinien. Gaza, symbole de résistance et de détermination, est l’un des piliers fondamentaux du maintien de l’équilibre dans l’équation du conflit avec l’occupation. Si l’on sort de ce cadre, sous prétexte de répondre aux crises ou d’apporter des solutions humanitaires, le résultat sera le démantèlement progressif de la présence politique et nationale palestinienne et l’imposition d’une nouvelle réalité dans laquelle les droits nationaux fondamentaux — tels que le retour, l’autodétermination et la souveraineté — deviennent de simples slogans, isolés de la réalité et dénués de leur véritable signification…

Le plus grand danger ne réside pas dans la poursuite de la guerre, mais dans sa réussite à imposer le projet d’élimination silencieuse de l’identité palestinienne à Gaza, et il faut y résister par tous les moyens. »

Notes:

  1. L’UNOSAT fait partie de l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche (UNITAR).
Brigitte Challende
Brigitte Challande est au départ infirmière de secteur psychiatrique, puis psychologue clinicienne et enfin administratrice culturelle, mais surtout activiste ; tout un parcours professionnel où elle n’a cessé de s’insérer dans les fissures et les failles de l’institution pour la malmener et tenter de la transformer. Longtemps à l’hôpital de la Colombière où elle a créé l’association «  Les Murs d’ Aurelle» lieu de pratiques artistiques où plus de 200 artistes sont intervenus pendant plus de 20 ans. Puis dans des missions politiques en Cisjordanie et à Gaza en Palestine. Parallèlement elle a mis en acte sa réflexion dans des pratiques et l’écriture d’ouvrages collectifs. Plusieurs Actes de colloque questionnant l’art et la folie ( Art à bord / Personne Autre/ Autre Abord / Personne d’Art et les Rencontres de l’Expérience Sensible aux éditions du Champ Social) «  Gens de Gaza » aux éditions Riveneuve. Sa rencontre avec la presse indépendante lui a permis d’écrire pour le Poing et maintenant pour Altermidi.