Reprise d’Œdipe roi, créée en ouverture du Printemps des Comédiens 2022, mise en scène par Éric Lacascade. Répétition et filage au Théâtre Albarède à Ganges (Hérault), avant La Scala Paris du 3 au 27 avril.
« Je parlerai comme étranger à l’oracle et à la chose faite ; car je n’avancerai pas beaucoup dans ma recherche, si je n’ai quelque indice. » Il y a le texte d’Œdipe roi, la tragédie antique de Sophocle, qui est là comme un monument de la dramaturgie a attendre que l’on ouvre la voie à des inductions nouvelles… En sortant du confinement, qu’il a partiellement vécu en Chine, Éric Lacascade trouve le désir de saisir quelque chose au tragique de la situation : « L’œuvre est un véhicule pour le travail sur soi-même. Je me suis demandé ce que je pouvais faire après ce que nous avions vécu. Et j’ai décidé de monter Œdipe le tyran. »
Restait à éveiller une langue de 25 siècles dans laquelle le metteur en scène s’immerge durant des mois avec une quinzaine de traductions pour y tailler à l’os sa propre langue, puissante et accessible. On sous-estime souvent le travail préparatoire du boucher, la précision de ses gestes, l’art de ses mouvements et la finesse de l’œuvre rendue, avec juste ce qu’il faut garder de gras, pour que la viande ou les mots fondent dans notre bouche. Rien d’utilitaire, tout pour le plaisir des sens et du sens. Ici la pièce est à la fois inquiétante et populaire, il s’en dégage une allégresse liée à l’ardeur du geste de celui qui l’a conçue.
Dans cette tragédie de Sophocle, Œdipe est face à son destin. À combien de roi un tel drame a-t-il pu poser sa terrible équation ? Celle d’un pouvoir absolu soudain mis à mal par une malédiction qui s’abat et tue à foison. Le peuple gronde. La cité est maudite. L’épidémie est l’expression de la colère divine. Au royaume de Thèbes, où régnaient en harmonie Œdipe (Christophe Grégoire) et sa femme Jocaste (Karelle Prugnaud), l’amour du couple se déchire quand d’autres drames se jouent en coulisses. Face à la malédiction, face à son peuple, le roi est nu. Il fait appel aux oracles d’Apollon, dieu protecteur des Thébains, pour enrayer cette funeste spirale, s’en remet au devin Tirésias (Alain d’Haeyer), détenteur d’une vérité foudroyante qui va changer le cours des choses.
L’aveugle Tirésias refuse de se prononcer. « Qu’il est terrible de savoir quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède ! » Mais le désir de connaissance du roi est associé à un aveuglement.
Poussé par l’insistance du roi, Tirésias commence à dévoiler le secret de la culpabilité d’Œdipe. Incapable d’entendre ces vérités, celui-ci s’adonne à la colère, d’abord contre le devin, puis contre Créon qui doit se défendre d’une grave accusation de complot. Son plaidoyer met l’accent sur la place plus confortable du pouvoir politique exercé dans l’ombre : « Je ne suis pas né avec le désir d’être roi moi-même, mais d’agir en roi… »
La mise en scène très dépouillée inscrit l’action dans une scénographie où l’arène centrale partage des caractéristiques avec le sanctuaire de Dionysos1 ; l’espace du jeu débordant toutefois l’arène en jouant, via les chœurs, sur l’inclusion du public citoyen côté salle, et sur les méandres du tourment intérieur rongeant la famille royale, dans les profondeurs du plateau.
Le filage d’Œdipe roi donné à Ganges démontre que le théâtre antique n’est pas réservé à une élite érudite. En digne héritier de Stanislavski et de Grotowski, Éric Lascacade pratique le théâtre comme un véhicule qui entraîne ses passagers à se connaître eux-mêmes, et à se reconnaître entre eux. L’intensité dramatique et physique des acteurs, la qualité de leur présence dans l’espace nous interpelle. Les ressorts plurimillénaire de la tragédie grecque fonctionnent toujours comme une expérience nécessaire entre le retour aux origines et les conflits tragiques de l’actualité contemporaine. À cet égard, Éric Lacascade inscrit finement les traces de la modernité, sans les appuyer. « Je laisse l’imaginaire du spectateur fonctionner. »
Ce théâtre remplace la notion de spectateur par celle de témoin. Il s’empare de nous pour nous insuffler la force de vie émanant de la scène. En tant que citoyen de Thèbes, on se prend alors au jeu de réclamer la restitution publique, l’examen, et la mise en œuvre des cahiers de doléances. On assimile les premières tirades dŒdipe aux piteuses prestations théâtrales dont nous abreuve notre président. On l’imagine fuir la vérité, chercher des coupables, s’isoler toujours plus, cerné de toute part par des complots fictifs, et devenir aveugle au monde. Les chœurs font sonner l’alarme à nos oreilles, face au réveil dévastateur de la nature. À laquelle nous associons notre incapacité, notre carence spirituelle, ou morale, à respecter son harmonie. Puisqu’il nous est offert d’imaginer et d’associer la fiction au mensonge dont nous sommes victimes, nous goûtons ce plaisir à pleines dents, alors que peut-être est-ce notre propre histoire qui est fausse.
Jean-Marie Dinh
Œdipe Roi
La Scala Paris du 3 au 27 avril 2025
Mise en scène : Éric Lacascade
De Sophocle d’après la traduction de Bernard Chartreux
Adaptation Éric Lacascade
Avec : Avec Alexandre Alberts, Leslie Bernard, Jérôme Bidaux, Otomo de Manuel, Christophe Grégoire, Christelle Legroux, Karelle Prugnaud et deux enfants (distribution en cours).
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