Pour ne pas oublier Haïti… autant de souffrances autant de maux/mots à lire, à écouter. Il a beaucoup lutté et ce n’est pas fini. Il a beaucoup écrit, et son dernier ouvrage vient de sortir. Rolaphton Mercure n’a que 36 ans, mais a tous les talents pour faire entendre sa voix, car il est acteur, réalisateur, comédien, metteur en scène, dramaturge et poète.


 

Fuir les massacres, pour en parler

« Rome » est réfugié en France, à Limoges, depuis 2022 mais les souvenirs de sa vie à Haïti sont présents. Sa famille est dispersée, père, mère, frère et sœurs, et il est arrivé en France le 12 janvier, date doublement anniversaire puisqu’en 2010 un tremblement de terre a fait, ce jour-là, à Haïti, 280 000 morts, des milliers de blessés, un million de sans-abri. C’est la situation politique et les violences quotidiennes qui ont décidé de son départ, et il vient dénoncer les actions criminelles qu’il a vécues. En septembre 2021 alors qu’il tourne avec de jeunes rappeurs une vidéo autorisée à Ravine Pintade, la police débarque et mitraille l’équipe, faisant 24 morts, prétextant ensuite avoir suspecté un gang. Il est épargné car il a la caméra en main : « Je deviens une autre personne, je suis à terre, dans le sang des jeunes et chargé de les identifier ».

A Haïti les enlèvements sont quotidiens – plus de 1000 par an. Il est vrai qu’on en parle guère, la France ignore souvent ses Caraïbes… C’est le sujet du film que le réalisateur Bruno Mourral a passé plusieurs années à tourner avec son équipe. « Kidnapping.Inc » dans lequel Rolaphton joue Zoe, un des deux « salopards », est sorti il y a un an au festival Sundance et vient d’être accueilli dans plusieurs festivals en Belgique, aux Etats-Unis, au Canada, à Angoulême, et à Strasbourg en février et en Guadeloupe où il a été doublement primé, tandis que Rome a eu le prix de la meilleure interprétation masculine. Le tournage difficile de cette comédie québéco-franco-haïtienne a connu beaucoup d’épisodes tragiques, des assassinats, a été interrompu notamment par celui du président haïtien Jovenel Moïse. Histoire horrible des prêts, des emprunts devenus des dettes, des meurtres, des enlèvements, des rançons. Toute l’équipe a été touchée et le succès de ce film violent et humoristique laisse prévoir une suite, car l’histoire tragique de ce tournage mériterait de faire le sujet d’un nouveau film. Vivement la diffusion en France (1).

Ces souffrances poussent Rolaphton Mercure à écrire, à créer, à faire entendre sa voix : « Après avoir côtoyé tant de violence, même au bout de trois ans je n’en ai pas fait le tour. Je ne suis pas le premier, ni le dernier et je ne vais pas rester à ruminer. Haïtien tu ne peux pas te déconnecter : tout le monde est encore là-bas. Tant de meurtres chaque semaine : récemment une fillette a vu cramer des gens et n’a pas pu parler pendant trois semaines. Trop de danger : ma mère ne peut sortir, donc ne peut manger, reste à la maison. Mes racines sont là-bas, ces meurtres, ces tortures, ça bousille ma journée, cela influence. Je ne l’ai pas choisi, mais c’est une réalité immatérielle ».

 

 

 

Rome, toujours prêt à écrire, « rien ne sert de mourir » Crédit Photo Fokal

 

 

 

Ecrire : le théâtre ? la poésie ?

Rome est écrivain. Il n’a pas pu aller à l’école de 14 à 17 ans, mais dès l’âge de 6 ans il écoutait la radio en français. Inspiré par Baudelaire, Apollinaire, il écrit très vite des acrostiches, puis des lettres d’amour pour ses copains, devient une sorte d’écrivain public (pour gagner de quoi manger), et découvre le rap. Il se met au slam, influencé par Grand Corps Malade, crée le collectif Hors Jeu, et ses tournées nationales « Trous d’histoire » parcourent Haïti de 2014 à 2016. Il se souvient de « Notre Dame de Paris », de « Starmania » en créole, des mises en scène de Ionesco. Il a fait des études de sociologie, de cinéma, a un master arts et lettres… Place au théâtre !

Commence une aventure multiple car il est acteur mais aussi metteur en scène, dans des pièces classiques, de Marivaux ou Ionesco, et dans des créations. Le voilà auteur en 2019. « Quelque chose au nom de Jésus » sort au festival des Quatre Chemins, à Port-au-Prince, une satire sociale sur les rapports entre art et religion, et il met le feu. Puis « Est-ce que les animaux pleurent ? » sort en 2021 sur la dictature de Duvalier, et l’année suivante, c’est « Fuck dieu, fuck le vaudou, je ne crois qu’en mon index » qui est sélectionné à Paris, à Grenoble. Ensuite « Points de suture » est très remarqué, notamment à Avignon en 2023, et cette pièce lui tient à cœur : il y évoque le travail à la chaîne qu’a vécu sa mère, dans la couture industrielle, à Port-au-Prince.

Pour lui la poésie est « un cri d’amour », mais « Bel Ogou d’avant rouge », paru en 2023 (2), est une révolte contre les pouvoirs, la corruption, les tortures, Ogou étant un dieu vaudou de la guerre. Entre tradition et religion, Rome a fait son chemin. Il se dit croyant mais pas religieux, ayant eu une éducation chrétienne et s’étant préparé pendant deux ans à la prêtrise. Ce qui explique ses clins d’œil à Dieu, ses références à la Bible, à Loth, au prophète Elisée. La pièce « Pandemonium » est une vision de l’enfer, celui du pénitencier national où une cinquantaine de détenus occupent une pièce de 12m2…

 

 

En 2017, veillée mortuaire au festival des Quatre Chemins, à Haïti. Crédit Photo Chokarella

 

 

Amour et haine

Début février sont parus les poèmes de « La Symphonie des foules automatiques » (3), dont les trois « stations », suivies d’un épilogue, évoquent sacré, violence et amour. A cette partition chorale, qui dit « le chant douloureux des illusions et désillusions de tout un peuple », Ricardo Boucher, artiste porteur de la révolte, de la résistance, a prêté sa voix en sortie de résidence : « Un cri d’amour et de haine ». Mais Haïti n’a toujours pas accès à la parution de cet ouvrage, impossible de le communiquer. Une frustration qui s’ajoute à l’exil.

Devant les violences quotidiennes qui secouent Haïti et dont actuellement sont victimes de nombreux enfants, Rolaphton s’interroge, porte un regard pas seulement fatigué : « Un regard coupable aussi car j’ai dû fuir pour survivre, mais j’ai encore des milliers de frères et de sœurs, de pères et de mères qui dorment dans des camps, des parkings, des bouts de trottoirs ou dans des quartiers vidés complètement rasés, délaissés et abandonnés par les autorités non compétentes. Ce regard impuissant, vacillant entre l’illégitimité et la trahison, est aussi un regard inquiet. Que faire si cette crise outrancière continue de dégringoler ? Quelle est ma responsabilité en tant que citoyen ? »

Délivrer un message est toute sa vie. Il pense découvrir peut-être la BD, la sculpture, le pop art, la musique… Et il n’arrête pas d’écrire. Il a terminé son premier roman « Face aux poumons noirs », et cherche un éditeur, mais il travaille déjà à la suite, « Bénie entre toutes les femmes », prévoyant aussi la fin de sa trilogie, avec ce titre : « Et la sagesse d’en connaître la différence ». Enigmatique, cette citation de Marc Aurèle prolonge la quête menée dans son labo de création théâtrale à Limoges, qui s’intitule « Rien ne chute éternellement ». C’est sous ce titre qu’il va raconter sa vie.

Michèle Fizaine

 

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J’ai enseigné pendant 44 ans, agrégée de Lettres Classiques, privilégiant la pédagogie du projet et l’évaluation formative. Je poursuis toujours ma démarche dans des ateliers d’alphabétisation (FLE). C’est mon sujet de thèse « Victor Hugo et L’Evénement : journalisme et littérature » (1994) qui m’a conduite à écrire dans La Marseillaise dès 1985 (tous sujets), puis à Midi Libre de 1993 à 2023 (Culture). J’ai aussi publié dans des actes de colloques, participé à l’édition des œuvres complètes de Victor Hugo en 1985 pour le tome « Politique » (Bouquins, Robert Laffont), ensuite dans des revues régionales, et pour une série de France 2 en 2017. Après des études classiques de piano et de chant, j’ai fait partie d’ensembles de musique baroque et médiévale, formée aux musiques trad occitanes et catalanes, au hautbois languedocien, au répertoire de joutes, au rap sétois. Mes passions et convictions me dirigent donc vers le domaine culturel et les questions sociales.