Duel et duo entre Éric Almosnino et Mélodie Richard, Alceste et Célimène, qui inventent leur personnage. En résidence au Domaine D’O à Montpellier, Lavaudant travaille la mise en scène du Misanthrope. La première aura lieu le 24 janvier.
Chauffe, Molière ! Toute l’équipe s’active, la gestation du Misanthrope dans la mise en scène de Georges Lavaudant a commencé il y a plusieurs semaines, et la résidence au Domaine d’O depuis le 8 janvier. Après des échanges de préparation générale et de travail sur la structure dramatique et le texte, les répétitions ont débuté, dont les deux premières photos ont donné envie de découvrir la fabrique de ce monde de Molière créé par la troupe de Lavaudant.
Le sujet de cette pièce est toujours un mystère, d’actualité. La notion d’unité propre au théâtre classique — un seul lieu, un seul temps, une seule action — reste en fait mouvante et complexe. Un œil en coulisses ne suffit pas. On va suivre Alceste, son échec en amour, son refus de la société. Dans quel monde vivons-nous ?
Immersion dans une mise en lumière
Vendredi 17 janvier, dans la salle du théâtre Jean-Claude Carrière. Un moment rare et fascinant : la « répétition » est un temps partagé de création, et permet de comprendre ce qui se construit, notamment le cadre dans lequel les acteurs sont en train de naître comme personnages. Car la vision bouge. Double face. D’un côté une immense penderie pleine de robes et de beaux atours, et de l’autre un mur de 27 miroirs défraîchis qui reflètent les acteurs, de face, de dos, à distance, comme un passé toujours présent. C’est bien la question de Molière.
Le décor tourne, on pousse, on coordonne. Une transition, pour aller plus loin, pas un changement de décor. On règle la lumière, qui règle un ressenti. Si chaque mot aura un sens, chaque éclairage aussi, au-delà des réglages basiques. Sobre maître d’œuvre, Georges Lavaudant est à la manœuvre, capitaine très direct, et on s’active. “Jo” revoit les lumières latérales et les douches (venant d’en haut), la technique est sollicitée, projos’ quartz, contrejour, et dramaturgie de l’ombre.
Fani, l’assistante, porte les repères du texte, on travaille des liens, des face-à-face, Bernard est là qui incarne Basque, Éric, acteur principal, toujours prêt, est cet Alceste qui affronte Philinte, joué par François, et Astrid prépare son Arsinoé. Dans la scène 3 de l’acte V, Mélodie est une Célimène affrontant son choix, son refus. Dénouement fatal où Alceste va « chercher sur la terre un endroit écarté/ Où d’être homme d’honneur on ait la liberté ». Place au fondu enchaîné, révision des marques au sol, entrées et sorties cour et jardin… Entre deux scènes, “Jo” insiste sur l’importance des miroirs, la place que chacun doit occuper face à eux. Luc-Antoine, Mathurin et Mélodie doivent se retourner, comme pris en photo, et écouter les transitions musicales, roulement, chant, oiseau… « Comme des fantômes qui hantent le lieu », précise Georges.
Au-delà du miroir et des mots en jeu
Peu « classique » le travail des deux acteurs principaux se fait en commun, ils n’ont pas fini d’inventer leur personnage et s’interrogent en coulisses. Éric Elmosnino, qui au début de sa carrière a incarné le « misanthrope » Gainsbourg, a déjà joué du Molière, mais il découvre maintenant l’emblématique Misanthrope. Les lumières, les miroirs pourraient lui donner l’impression de vivre au Louvre, au milieu des tableaux… Il résiste : « On est confronté au beau, mais l’acteur ne doit pas être écrasé, ne doit pas vénérer les choses, il doit désobéir. » Ce chemin entre personnage et acteur, tracé déjà par Louis Jouvet, l’interroge : « Il y a l’idée d’Alceste et une idée intime. Cela rend fou. « Le » ou « un » misanthrope ? La réflexion est personnelle et sociale, elle porte aussi sur le monde entier, mais Alceste n’est pas un théoricien. Il pourrait d’ailleurs être un terroriste… »
Les deux acteurs partagent aussi « un jeu, une phase ludique ». Éric connaissait bien la prose de Scapin et du Médecin. Voilà qu’il affronte maintenant le phrasé de l’alexandrin : « C’est une découverte ! Une terreur et un plaisir ! » Mélodie Richard, qui est actrice et chanteuse, a fait en 2018 l’expérience de la Bérénice de Racine : « Ce n’est pas le même alexandrin, on n’a pas envie de le parler, il y a une ligne mélodique, j’ai le fantasme de le dire presque en chantant. Sans vouloir trop en rajouter ». Fascination aussi pour Éric : « C’est écrit, mais c’est aussi comme si la parole s’inventait. C’est un drôle de jeu, très vivant. L’alexandrin, il faut aussi le brutaliser un peu. »
Inventer, au-delà de l’amour
Célimène est un cas. Mélodie connaît bien les rôles de « jeune première » et l’amoureuse d’Alceste n’en est pas une ! Elle ne lui semble pas coquette, volage, légère : « C’est un rôle de femme hallucinant. Veuve à 20 ans, elle est dans une quête de liberté assez folle, et elle a la possibilité de dire non, et de ne pas choisir. Alceste et elle, tous les deux sont perdus, on les trouve dans une sorte de forme de double. En jouant, on ressent très fort cette attraction, une attirance profonde. » Éric confirme : « Les différences sont exposées et il y a une maturité dans ce qu’ils expriment. »
Bien sûr le théâtre classique questionne sur l’amour… « Il faut penser autrement, reconnaît Éric. À cette situation du choix d’Alceste, du choix de Célimène. Et il y a quelque chose qui vient du personnage féminin. On n’a pas encore tout compris ». Mélodie ajoute : « Pour nous, c’est très mystérieux. » Ils réfléchissent au double refus de Célimène, à la fin, à ce dénouement étrange, quand Alceste décide de se retirer du monde. Les voilà en dialogue : « – Ce qui se passe n’est pas théorisé. – On le laisse venir. – En fait ils s’aiment. – C’est juste vrai. – Et ils se sont mis à exister ». Cette situation intime, qu’ils sont en train de ressentir, rappelle à Mélodie le film Two Lovers de James Gray, et ils se souviennent notamment des scènes-culte entre les héros, sur le toit de l’immeuble et lors du départ. Inspiration d’inventivité totale.
Questions posées. On peut aussi imaginer un monde faisandé à la Lubitsch, un désenchantement à la Tchékhov, et entre fausse amitié, intransigeance, hypocrisie et concessions, repérer ce qui fait une critique sociale, et une « fin de partie » écartant une révolution. Georges Lavaudant insiste sur ce « jeu social », et les acteurs sont impliqués dans ce qu’il nomme « un laboratoire des émotions et des doctrines sur le vivre ensemble ». Molière dirait lui aussi : « À chacun sa vérité. » Ce qui reste une énigme.
Michèle Fizaine
Le Misanthrope de Molière, mise en scène de Georges Lavaudant, avec Éric Elmosnino Alceste, Astrid Bas Arsinoé, Luc-Antoine Diquéro Clitandre, Anysia Mabe Éliante, François Marthouret Philinte, Aurélien Recoing Oronte, Mélodie Richard Célimène, Thomas Trigeaud Du Bois, Bernard Vergne Basque, Mathurin Voltz Acaste.
Création : Les 24, 25, 28 et 29 janvier à 20 h et le 26 à 17 h, au Théâtre Jean-Claude Carrière, rue de la Carriérasse à Montpellier. Tarifs : 10 à 30 €. Réserver.
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