À Nordhausen, porter la révolution et faire barrage à l’extrême droite… Entre idéal et réalité, le théâtre est le lieu où créer et diriger permet de « tenter l’aventure ».

Il y a des rentrées pas très scolaires qui mettent le feu aux maisons d’opéra, lors des premières productions de la saison, et bien plus loin que de Bordeaux à Strasbourg, ou de Lille à Marseille. Le succès d’une très récente « Carmen » en Allemagne permet de retrouver Benjamin Prins, un metteur en scène qui n’en est pas à sa première réflexion.
Nordhausen ? Qui imaginerait découvrir la Thuringe après le Languedoc ? C’est pourtant possible, et ce « voyage » de Benjamin Prins n’est pas seulement une aventure professionnelle. Il a ouvert les rideaux de la nouvelle saison sur une production de l’opéra de Bizet (menée par un talentueux jeune chef français qui a enchanté et décoiffé le public ce mois-ci, mais c’est un double succès puisque le metteur en scène est aussi le directeur du Nordhausen Theater depuis 2022 ! Il avait fait le grand saut, donnant suite à une carrière germanique, loin de Montpellier, Aix, Avignon, Paris….
Sa récente mise en scène a enflammé la presse lyrique (ce n’est pas la première fois…) par son côté réaliste et contemporain, la violence dont est victime Carmen, au milieu de cigarières qui sont plutôt des travailleuses du sexe. Les principaux interprètes, Rina Hirayama, Carmen, et Kyounghan Seo, Don José, ont été d’un engagement saisissant, sachant que dans cet univers terrible était bien assurée leur sécurité physique…
Barrage à l’extrême droite
Benjamin Prins a fait fort : « Roméo et Juliette » et « Turandot » cette année, et en 2023 « Orphée aux Enfers » et « Don Giovanni ».
Comment imaginer tant de projets dans cette cité ancienne, allemande et prussienne, encore plus détruite que Dresde en 1945 ?
« Je n’avais jamais entendu parler de cette ville, reconnaît le nouveau directeur. Nordhausen est actuellement une référence contre la montée du fascisme. Il y a un an lors de l’élection municipale il y a eu une prise de conscience pour faire barrage à l’extrême droite. J’ai tout laissé pour tenter l’aventure ».

Le mouvement « Nordhausen zusammen » (Ensemble) milite pour démocratie et diversité, contre le parti AFD où des anciens nazis reviennent dans leur ville d’origine. L’engagement culturel y est tout aussi important. Septième ville de Thuringe, Nordhausen compte 41 000 habitants, et son théâtre est à la fois municipal et régional, lié à Sondershausen, protégé par une association, et compte plus de 200 emplois, un orchestre de 53 musiciens — un des plus importants en Allemagne — et une vingtaine de choristes. « C’est un opéra créé par le peuple, qui est descendu dans la rue en 1917, rappelle son directeur. Il a un public très régulier, un ratio artistique et populaire. Comme la Comédie Française à l’origine. Mais c’est un peu l’opposé de la France actuelle… Réunir « bureau et plateau » est un genre de poste plutôt rare, il n’y en aurait qu’une dizaine en Allemagne. Aussi le « microcosme pyramidal » de Nordhausen et sa gestion moderne ont attiré Benjamin Prins, qui de toute façon voyait son avenir en Allemagne ou au Benelux déçu par les annulations de spectacles en France, mais cultivant l’espoir : « Un jour les portes s’ouvriront. »
Débuts montpelliérains
Tout a commencé à Montpellier, où Benjamin Prins a fait ses « premières » études, un master de Droit et Sciences Po, et aussi de Sciences du Langage, ainsi que l’expérience de représentant des étudiants : « Ma conscience politique s’est éveillée avec l’UNEF, avec Georges Frêche, avec Michaël Delafosse. » Et il assume ensuite son nouveau choix qui le dirige vers théâtre et opéra. Il reprend cinq ans d’études, une formation en Autriche, à Vienne. Dès l’âge de 7 ans, il avait fait de la musique, du chant à la Maîtrise de Seine Maritime, mais aussi du violoncelle, du piano, du saxo — « pour draguer ». Il a l’oreille absolue, se sent « en dialogue avec le compositeur », et n’oublie jamais l’histoire des idées, le contexte social et politique d’une œuvre.
C’est parti pour une aventure peu commune, et il peut plaisanter en disant : « Il n’y en a pas beaucoup des comme moi », car il a créé, ou participé — y compris comme figurant — à une centaine de productions, en Autriche, en Europe, en Chine… À Montpellier il avait entamé sa deuxième vie, pendant « l’ère Scarpitta », avec l’aide de Jérôme Pillement : « C’est le seul qui a cru en moi, un super artiste, généreux qui crée des choses magnifiques. » Il a laissé des souvenirs à Opéra Junior avec le formidable « Beggar’s Opera » de Britten en 2013, puis « Antigone » de Sophocle a été une sacrée surprise en 2015 avec son collectif Faille et les 30 haut-parleurs de Julien Guillamat. Il participe à la mise en scène de « La Veuve Joyeuse », et assez vite il développe ses amitiés franco-allemandes, avec Henri Maier qui va être directeur de Leipzig, et Christoph Seuferlé qui part à Berlin. Il fait belle route avec Carlos Wagner qui lui fait « sentir le détail de chaque pas », dès 2005 dans « Salomé », aux Folies d’Ô dans « La vie Parisienne » en 2010, et en 2016 quand renait « Geneviève de Brabant » d’Offenbach. Il y a aussi un « Stabat », un « West Side Story », et ce n’est qu’un début. Passage rapide en 2022 à Narbonne pour l’étonnant « Vous qui savez ce qu’est l’amour », ce Mozart conçu avec Romy Estèves.

Un dialogue
Des souvenirs, il en a aussi de « très, très, très heureux » avec Lionel Navarro et Sylvère Santin au Festival Texte en Cours de 2016, dans les « Mémoires d’un puceau ». Puis avec Olivier Py de fortes expériences : « J’ai découvert la psychanalyse des œuvres, la grandeur de la lecture, la liberté, la confiance. » Ensuite des temps forts à travers le monde, sans oublier tout ce que lui a fait découvrir sa bourse à la Cité des Arts, dont il est lauréat, pour le spectacle jeune public — un engagement définitif. Sa « Princesse mystérieuse », dernier volet de sa trilogie des « Explorateurs », revient à l’affiche en octobre, au Luxembourg.
Benjamin Prins profite de « l’oasis » de Nordhausen où il est « celui qui insuffle une idée artistique et celui qui la manage », et ces premières années de son contrat de 4 ans lui ont permis de monter des spectacles remarqués par la presse internationale. « Il faut déconstruire les stéréotypes, explique-t-il. On est comme un écrivain, et comme si c’était une première fois. Il faut avoir les yeux d’un enfant, enchanter, déconcerter. Il faut sortir des discours de la haine, insidieuse mais toujours présente. Est-ce qu’une cause justifie qu’on coupe le dialogue avec l’autre ? »
Une botte secrète
Pour poursuivre sa quête, la Technique Alexander, qu’il a découverte avec Agnès de Brunhoff à Paris, est sa « botte secrète », et il est devenu professeur certifié de cette pratique qui est très répandue dans le monde anglo-saxon, mais assez tenue à distance en France. Il a senti un tournant nécessaire pour repenser le corps : « À 37 ans, il m’a fallu changer en profondeur. Des armes modernes pour comprendre le monde. Je n’ai pas aimé le combat politique, j’ai préféré l’art et le public. En allant à l’opéra on arrête de se distraire, on va se nourrir. J’ai besoin de me battre, j’aime la boxe, la bagarre. Contre un adversaire qu’on regarde dans les yeux. »
Faire du théâtre, c’est au quotidien pour Benjamin Prins, qui partage ces jours avec son équipe : « L’important, c’est la proximité entre les artistes et le public, les échanges, les relations humaines. Nous, on ne se dit pas adieu au bout de six semaines ! Ce qui compte c’est le résultat, et lier l’ordinaire avec le spectaculaire. Pour que la société arrive à stopper l’étroitesse d’esprit et à introduire la gaieté dans les relations humaines ! »
Si « Carmen » est une expérience bouleversante, elle est une étape emblématique : « Carmen est une combattante ! C’est très violent. Elle a des bleus ! » Car l’aventure continue, et même si Benjamin Prins a pu compter cette année sur la présence de 72 000 spectateurs pour 483 levers de rideau, outre le record de 12 000 participants en un mois lors du dernier festival, son ambition demeure celle d’un théâtre musical populaire. Les contrebandiers de Bizet peuvent être plutôt des porteurs d’idées de liberté que des trafiquants, et les montagnards sont aussi des acteurs de révolution comme les regroupements antifascistes actuels en Thuringe…
Carmen vivra donc sa douleur sur scène jusqu’en décembre. Suivront une trentaine de programmes de concerts, des ballets, des opérettes, le Bal de l’Opéra, la découverte de « Jolanthe » de Tchaïkovski… Le directeur prépare déjà à l’avance la saison 2025 et ses surprises, tandis que le metteur en scène prépare pour janvier « Idoménée » de Mozart, à ne pas manquer. Double casquette pour « une chance unique ».
Michèle Fizaine
En bref !
« Carmen » de Bizet est encore donné jusqu’au 27 octobre, les 9 et 23 novembre et le 14 décembre.
« Roméo et Juliette » de Gounod est repris en novembre.
« Idoménée » de Mozart est créé le 24 janvier (six représentations).
Programme complet de la Saison 2024-2025 de Theater Nordhausen/Loh-Orchester Sondershausen